Genèse, agrégation et remise en cause du pouvoir en Orient

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L’actualité du monde arabe depuis le début de l’année 2011 ne laisse indifférent aucun analyste politique ou sociologue.

Ce qui est promptement appelé le « Printemps arabe » fait la part belle à l’émergence des masses dans la nouvelle définition de la citoyenneté. Il est sans doute trop tôt de tirer un bilan ou des conclusions de ce qui est avancé comme étant des idéaux de liberté et de démocratie.

La chute des régimes dictatoriaux ne garantit pas ipso facto la naissance d’un printemps démocratique d’autant plus que dans certains pays les enjeux géostratégiques mondiaux mettent souvent leur grain dans la machine pour la faire grincer au détriment des peuples.

Cependant, le remue-ménage qui balaie ainsi l’aire géographique arabe est une occasion de jeter un coup d’œil, même furtif, sur le type de gouvernance qui y prévaut. Bien avant ces révoltes, et à partir de deux exemples- deux pays échantillons- que sont la Jordanie et la Syrie, le chercheur Philippe Droz-Vincent a essayé dans un ouvrage publié en 2004 aux éditions PUF sous le titre de « Moyen-Orient : Pouvoirs autoritaires, Sociétés bloquées », de jeter une lumière nouvelle sur la société politique de l’Orient arabe, la formation des élites culturelles et de la classe politique, ainsi que sur les voies impénétrables des jeux de succession au trône du pouvoir.

La question qui s’impose dès l’abord est bien celle-ci : le pouvoir dynastique et autocratique dans le monde arabe est-il un fait de nature ou un fait de culture ? Comment fonctionnent la sphère et le sérail politiques dans ces pays et quelle part de participation revient aux populations concernées dans la gestion des affaires de la cité ?

Par des instruments d’analyse historiques, sociologiques et politiques, l’auteur a commencé par situer les enjeux de pouvoir depuis l’occupation ottomane de la région de l’Orient, la formation des notabilités, la prise du reste de la société dans l’étau de l’exclusion et de l’arriération culturelle jusqu’à réussir à créer un vide sidéral dans ce qu’on peut appeler aujourd’hui la société civile.

Les rapports politiques entre gouvernants et gouvernés se trouvent dans, ce cas de figure, fondés non pas sur un quelconque contrat social au sens rousseauiste mais sur une base de domination dont l’expression se résume à un monopole durable de pouvoir.

Ce qui est particulièrement intéressant dans le travail de Droz-Vincent est l’analyse de l’émergence d’une sorte d’aristocratie urbaine- réellement plus féodale qu’aristocrate- qui finira, dans un mouvement centripète autour des centres nerveux de la décision politique, par éloigner les classes plébéiennes des réseaux économiques qui ouvrent les portes de l’ascension politique.

C’est sous l’occupation turque que de tels schémas furent initiés ; une occupation principalement basée sur la récolte obsessionnelle et intempestive de l’impôt au profit de la Porte Sublime. Cette forme d’administration oppressive était d’ailleurs appliquée à tous les pays sous domination ottomane, y compris l’Algérie.

L’auteur, en limitant son champ d’investigation à la Jordanie et la Syrie, a tenté de dénouer l’écheveau des réseaux clientélistes nourris par la solidarité de la communauté d’intérêts, les liens familiaux et tribaux et la défense d’un destin commun.

Jordanie : la fragilité d’un destin

Le cas de la Jordanie est certainement aggravé par sa fragilité historique datant de la naissance du royaume hachémite en 1946. Administré par les Mamelouks d’Égypte, le pays passera sous domination ottomane au 16e siècle. Lors de la Première Guerre mondiale, le Cheikh de la Mecque, Hussein ben Ali (roi du Hedjaz en 1916), et ses fils luttèrent contre les forces turques et allemandes à côté des Britanniques, et c’est avec l’appui de la Grande-Bretagne qu’Abdullah devint émir du Karak-Transjordanie. Placé sous mandat britannique avec la Palestine (1920/22), tout en jouissant d’une administration autonome, l’Émirat de Transjordanie devint royaume hachémite de Jordanie (1946), en conservant des relations privilégiées avec la Grande-Bretagne.

Après la proclamation de l’Etat d’Israël (14 mai 1948), la légion arabe, sous le commandement de Glubb Pacha, prit part à la première guerre israélo-arabe (1948/49) au lendemain de laquelle le roi Abdullah annexa la Cisjordanie. La Ligue arabe n’a pas accepté le fait accompli, le roi Abdullah sera assassiné par un Palestinien en 1951. Son fils Talal lui succédera au trône et révisera la constitution dans un sens plus libéral.

En 1952, le roi Hussein, qui a succédé à son père, a tenté de moderniser le pays sur le plan économique (agriculture, industrie) et de se rapprocher le plus de l’Europe. Cependant, les oppositions internes et l’environnement régional (occupation de la Cisjordanie par Israël en 1967, frictions entre le régime et les fidayîn palestiniens aboutissant aux événements sanglants de Septembre noir en 1970, triomphe du nassérisme) ont largement amputé la marge de manœuvre du roi Hussein dans sa gestion politique du pays.

Le roi Hussein meurt le 7 février 1999. Déclaré prince héritier depuis 1965, son frère Hassan sera évincé au dernier moment par le roi en faveur de son fils Abdallah. Ce dernier désigne comme prince héritier son demi-frère Hamza, fils aîné de la reine Nour, comme nouveau prince héritier.

Sur le plan économique, la Jordanie ne possède pas de grandes ressources minières. Le pays s’appuie sur une agriculture de maraîchages sur la frange du Jourdain, un élevage extensif aux limites du désert, quelques petites industries et les royalties tirées du passage de l’oléoduc saoudien. Une intéressante activité touristique et une percée de l’industrie pharmaceutique ont été enregistrées au cours de ces dernières années.

Si le personnel politique, en dehors de la famille royale, a beaucoup été remanié en l’espace de cinquante ans, la politique, elle, demeure pratiquement inchangée : monopole dans la prise de décision et société civile exclue de la gestion des affaires du pays. D’où le blocage des ressorts essentiels de la société et la montée des extrémismes, particulièrement de la mouvance islamiste dont les capacités de nuisance sont gérées au jour le jour (intégration politique dans le gouvernement, puis répression).

Les manifestations de l’opposition en février et mars 2011 ont braqué les critiques sur le gouvernement sans porter atteinte au principe et aux symboles de la monarchie. Cependant, on a pu y remarque le retour de la contestation islamiste dont les animateurs n’ont pas encore trouvé la place qui leur convient dans l’appareil exécutif.

La voie étroite de la Syrie

La Syrie a connu à peu près le même cheminement historique que la Jordanie depuis l’occupation des deux pays par les Mamelouks d’Égypte. L’ancien centre de rayonnement de l’empire Omeyyade passa sous la domination ottomane en 1516 et il fut subdivisé en quatre provinces. Une sorte de stagnation historique avait marqué cette période ; les populations autochtones nourrissaient cependant un clair sentiment d’aversion à l’occupation ottomane. Napoléon entra en Syrie en 1799 et Mohamed Ali Pacha exprima ses convoitises sur les territoires syriens. Le conflit entre druzes et maronites, qui était déjà en œuvre au Liban, gagna la Syrie.

Après la Première Guerre mondiale, l’Empire ottoman se disloqua et, et, 1919, le roi Fayçal 1e dut se retirer face au mandat que la France obtint sur la Syrie et le Liban. Suite à l’entrée des Forces françaises libres (1941), la Syrie obtint son indépendance et les forces franco-britanniques furent évacuées définitivement en 1946. Le pays, après avoir participé à la guerre contre Israël (1948/49), entra dans une zone de turbulences marquées par des coups d’Etat. Le rapprochement avec l’ex-URSS, y compris sur le plan militaire, date du second coup d’Etat qui vit un bloc Baâth-Communistes-Socialiste passer aux commandes de l’Etat (1954).

Une union fut proclamée avec l’Égypte en 1958 sous le nom de République Arabe Unie (RAU), processus qui sera avorté en 1961 suite à une forte contestation interne.

En 1963, le parti Baâth accédera au pouvoir à la faveur d’un coup d’Etat. Un autre putsch portera au pouvoir l’aile gauche du Baâth en février 1966. Sous la conduite de Hafez El Assad, le renversement du régime eut lieu en 1970. Celui-ci tentera de faire sortir son pays de l’isolement tout en gardant des relations privilégiées avec l’URSS.

Le contexte régional, avec le conflit israélo-arabe accentué par l’occupation du plateau du Golan, et les difficultés économiques ne lui faciliteront pas la tâche. En outre, un contingent de plus de 30.000 soldats syriens est stationné au Liban depuis l’installation de la FAD (force arabe de dissuasion).

L’assassinat du Premier ministre Rafic El Hariri le 14 février 2005- dont certaines parties ont fait porter la responsabilité à la Syrie- a entraîné l’évacuation des soldats syriens du Liban et une certaine tension avec son voisin immédiat.

Sur le plan politique, le régime syrien a développé l’obsession du monopole du pouvoir et le culte de la personnalité jusqu’à la caricature.

Les organisations mondiales des Droits de l’Homme lui reprochent son non respect des libertés individuelles et collectives (syndicats et partis politiques interdits, journalistes et opposants mis en prisons).

Au cours du référendum du 10 février 1999, le président Hafed El Assad a été reconduit avec un score de 99,99 % de ‘’oui’’. Il meurt le 10 juin 2000.

Le parlement se réunit le lendemain pour remanier la constitution de façon à ‘’tailler un costume sur mesure’’ au fils du président, Bechar, un ophtalmologue âgé alors de 34 ans formé à Londres. L’âge requis pour accéder aux fonctions de président fut abaissé exactement à 34 ans, alors que la constitution l’avait fixé à 40 ans. Béchar est tout de suite promu chef des forces armées et secrétaire général du parti Baâth. Candidat unique à la présidentielle, il obtint un score de 97,3% de « oui ».

Véritable monarchie qui ne dit pas son nom, le régime syrien a, cependant, beaucoup perdu de son assurance depuis la disparition de l’URSS et l’invasion de l’Irak. Il garde une relation privilégiée avec l’Iran et le parti islamiste libanais, la Hezbollah.

Au cours des années 1990 et le début des années 2 000, la Syrie était classée par les États-Unis parmi les « Etats voyous encourageant le terrorisme international ».

Le « Printemps arabe », qui a commencé à Tunis, a commencé à la fin de mars 2011, à toucher la Syrie dans sa partie sud, dans la ville de Draâ, ou plus d’une centaine de manifestants ont été tués. Le président Béchar El Assad crie au « complot étranger » et promet des réformes dans la « douceur ».

Les deux pays étudiés par Droz-Vincent ne constituent pas une exception dans le monde arabe, loin s’en faut. Dans une ère caractérisée par un vent de démocratisation sur tous les plans (social, politique, syndical) et une mondialisation des échanges économiques et des valeurs, des archaïsmes politiques continuent à régenter la vie des peuples et des nations dans le monde arabe et dans d’autres pays sous-développés de la planète.

A.N.M.

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