Le nouvel ordre social face aux défis de la bonne gouvernance

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La relation entre gouvernants et gouvernés ne peut réellement s’inscrire dans une perspective démocratique qu’en mobilisant l’ensemble des énergies de la société. C’est une relation qu’il y a lieu non seulement d’assainir, mais qu’il faudrait refonder totalement sur de nouvelles bases où l’esprit de responsabilité et la notion de souveraineté populaire devraient être les maîtres-mots et les principes fondateurs.

La configuration clanique du personnel politique autour de la rente pétrolière et le miroir aux alouettes d’une société dite civile agissant comme appendice du même personnel politique, ne pouvait pas permettre l’émergence d’un tissu associatif viable et efficace tel qu’il existe dans les sociétés démocratique en jouant son rôle d’interface et même de contre-pouvoir.

Par Amar Naït Messaoud

Depuis que l’impasse historique du modèle jacobin et omnipotent de l’État a été révélée au grand jour, et malgré les embûches d’un système qui essaye de se défendre contre les changements pourtant inscrits dans la nécessité historique, le rôle des populations dans la gestion de la cité et la voix de la société civile pour la consécration des droits ne cessent de prendre de l’ampleur. En tout cas, le pouvoir politique ne dispose plus de la même marge de manœuvre qu’il y a vingt ans pour faire valoir de force ses choix et ses visions pour prétendre ‘’gérer la société’’ à sa guise.

Entre les lenteurs et les hésitations de la transition économique et le manque de visibilité de la scène politique, nous avons la nette impression d’avoir affaire à une singulière similitude, somme toute explicable puisqu’elle relève d’une dialectique imparable qui fait que les secondes se nourrissent des premières et inversement. Le secteur informel- générant concurrence déloyale, grave évasion fiscale et risques pour la santé des citoyens- a trop régné en maître et risque de phagocyter l’économie structurée animée par une poignée de capitaines d’industrie à qui on n’hésite pas à mettre les bâtons dans les roues. Dans la sphère de l’activité politique, la vacuité et le ronronnement dans lesquels sont plongées la plupart des formations politiques et les instances élues (APN, Sénat), ont laissé place à une grande agitation périphérique qui alimente quotidiennement les commentaires de la presse et la vox populi.

Dans cette phase du long cheminement de la société civile vers une expression publique libre, une forme de ‘’parasitage’’ tente d’attiédir ses ardeurs et de freiner son mouvement.

Les groupes d’intérêts, les associations satellitaires, les notabilités, tous ces fatras informels, jouent parfois des rôles et disposent d’influences autrement plus importants que les organisations structurées.

Par ailleurs, il faudrait sans doute avoir une sacrée dose d’ingénuité pour penser que les textes de loi- aussi généreux et aussi rationnels qu’ils soient- puissent, à eux seuls, redresser une situation problématique ou installer un climat de sérénité lorsque la culture politique ambiante manque de maturité et compte plutôt sur des combines qui lui assureraient des intérêts rentiers.

Il est établi que le concept de sous-développement ne se limite pas à son acception économique. Ses ravages sont aussi et surtout à constater dans la situation socioculturelle du pays et dans les pratiques politiques de ses gouvernants, de son élite et de ses élus. Ce qui complique et aggrave la position de l’Algérie par rapport à celle des autres pays sous-développés est incontestablement la nature des enjeux autour desquels gravitent une grande partie des acteurs politiques. La puissance de la rente pétrolière a conduit à une sorte de paralysie intellectuelle.

Éreintante transition

Avec la crise financière et économique mondiale, il serait suicidaire de continuer à compter sur les vertus de la mono-exportation. Les investissements publics que le gouvernement a inscrits dans ses différents plans lancés depuis 1999 ont permis de gigantesques réalisations en matière d’infrastructures routières et hydrauliques et en matières d’équipements publics (gaz de ville, AEP, salles de soins,…). Ces projets structurants son censés créer de l’emploi et des richesses dans la nouvelle étape qui s’ouvre pour le pays, à savoir une étape d’encouragement à la création d’entreprises (PME/PMI), de mise en œuvre de la stratégie industrielle, du renforcement de la politique du développement rural et de la mise en branle des réformes bancaires.

La crise que vit l’Algérie depuis l’explosion d’octobre 1988 est de type structurel. C’est une longue transition d’une économie administrée et rentière vers une économie de production. Si la transition avance à pas de tortue, c’est parce que le changement exigé par l’étape qualitative à laquelle aspire le pays ne peut pas se faire à coups de baguette magique ni par des formules incantatoires. Plus que des entreprises publiques à rationaliser et à mettre à niveau, plus que des efforts à fournir pour conférer pertinence et efficacité aux appareils de l’administration et de la justice, et au-delà des chiffres de réussite au baccalauréat à rehausser, c’est à des mentalités figées, à des comportements moulés dans la médiocrité et la corruption et à des attitudes rigides mues par le seul appât du gain que l’on a affaire.

Dès lors, il n’est pas étonnant que toute la machine des réformes économiques mise en branle depuis presque une décennie soit engluée dans la culture de l’approximation et de l’improvisation. En lançant les grands projets structurants inscrits dans les deux programmes (PSRE et PSCE) marquant ses deux premiers mandats, le président de la République a certainement vu juste même si certaines réserves techniques, relatives à l’impréparation de nos entreprises de réalisation et à un déficit en matière d’études préalables, furent émises par des économistes ou des responsables même de l’Exécutif. Hormis ce ‘’plan Marshall’’ algérien, toutes les réformes de nature à générer de l’emploi, de la plus-value sociale et des richesses ont été longtemps mises sous le coude. Le climat d’investissement dans notre pays-politique du crédit, marché foncier, encadrement juridique (arbitrage, contentieux)- est jugé par les analystes les plus indulgents comme étant le plus dissuasif du bassin méditerranéen.

Ce n’est qu’au cours de ces derniers mois qu’un ‘’coup de fouet’’ commence à être donné par la révision de certains textes législatifs (code des marchés publics, loi domaniale, agence de régulation du foncier,…) et la mise en place de nouveaux dispositifs ou instruments de gestion (Commissariat à la planification et à la prospective, nouveau Plan comptable financier, nouvelles lois sur l’urbanisme,…).

Quel que soit le développement des structures et institutions officielles qui caractérisent l’État dans ses fonctions administratives régaliennes, la société particulièrement dans les pays non développés sur le plan industriel, continue à receler et faire fonctionner d’anciens schémas hérités des structures traditionnelles parallèlement à l’administration étatique. Cet underground social regroupe plusieurs formes en Algérie : tajmaât des villages kabyles, l’organisation des aârchs, l’assemblée des Beni M’Zab et d’autres formes moins médiatisées.

Au temps de la colonisation et pendant l’ère de l’indépendance, ces structures ont joué leur rôle social même si, dans leur fonctionnement, elles sont souvent gênés ou parasités par les structures officielles de l’administration. La symbiose entre les deux sphères ne peut visiblement avoir lieu qu’avec la démocratisation graduelle de la société et des institutions en vue de faire prendre en charge la gestion de la Cité par l’ensemble des acteurs.

À la recherche d’une introuvable interface

La nécessité des structures traditionnelles de la société ne se révèle actuellement que lorsqu’il y a conflit, contestations ou émeutes qui remettrent en cause l’ordre public. Cela se trouve vérifié dans plusieurs situations qu’a eu à connaître le pays au cours de ces dernières années. Dans la vallée du M’Zab, l’assemblée des notables (aïyène) a fait éviter la guerre civile à la ville de Bériane. Les aârchs de Kabylie, en dépit de toutes les manipulations postérieures dont ils ont fait l’objet, ont aussi joué un rôle de ‘’zone tampon’’ entre les services de sécurité chargés de la répression et les émeutiers du Printemps noirs.

L’exemple de l’initiative du wali de Béchar, prise en 2006, de constituer un comité des sages-en fait des notables- pour ‘’contribuer à la résolution des problèmes des citoyens’’ dénote, si besoin est, du fossé de plus en plus béant séparant les populations des gestionnaires des affaires locales.. Cette ultime solution a été en réalité dictée par le recours des habitants d’un quartier à l’émeute pour faire entendre leurs revendications. Si à Bechar cette méthode d’intermédiation a été formalisée par la volonté du premier magistrat de la wilaya, le même artifice est utilisé de façon plus discrète dans les autres régions pour ‘’assagir’’ les auteurs de ‘’jacqueries’’ urbaines dans une stratégie mêlant la carotte et le bâton.

Au moment où la population, les organisations de la société civile et les opérateurs économiques misent sur une décentralisation accrue des structures de l’État pour libérer les initiatives locales, instaurer un équilibre régional en matière de développement économique et harmoniser la gestion des territoires, l’impression qui se dégage ne plaide apparemment pas pour une telle vision présentée, un certain moment, comme la solution idéale pour une gestion rationnelle des ressources et pour une véritable intégration nationale basée sur les spécificités régionales et la complémentarité dans l’ensemble national. Pourtant, suite à l’impasse historique du modèle jacobin et à une demande citoyenne exprimée parfois dans la violence, des lueurs d’espoir commençaient à poindre lorsque, au début des années 2000, les programmes sectoriels de développement ont été déconcentrés et confiés à la gestion des wilayas. De même, les dernières bribes d’information- situées entre la rumeur et la déclaration officieuse- relatives au nouveau découpage du territoire ont insufflé de légitimes espoirs chez les populations et les autorités locales pour se débarrasser d’une gestion par procuration où les centres de décision sont non seulement éloignés mais souvent nébuleux et dilués.

Les problèmes rencontrés sur le terrain par les programmes de développement sont parfois d’une simplicité si désarmante qu’on a du mal à imaginer la nécessité de l’intervention d’un département ministériel. Les exemples ne manquent pas. Les programmes de développement inscrits dans le cadre du Plan de soutien à la croissance, et dont la gestion et le suivi sont confiés aux wilayas, sont si importants et leur gestion si délicate que seule une véritable décentralisation de la décision pourra en assurer une garantie minimale. Les daïras, entités intermédiaires qui ont une fonction plus symbolique que managériale, ne sont habilitées ni techniquement ni humainement à prendre en charge de tels plans de développement. Dans une telle situation où d’évidents maillons manquent à la chaîne, personne ne trouve son compte si on excepte les réseaux de corruption et de clientélisme qui, partout dans le monde, tirent avantage de la concentration des pouvoirs et de l’opacité de gestion qui leur sont intimement liées.

Une logique de tension

En tout cas, avec la configuration actuelle des structures de l’État, la relation entre gouvernés et gouvernants a tendance à s’inscrire dans une logique de tension. Et aucune interface, aussi savamment concoctée qu’elle soit, ne peut suppléer au déficit d’organisation et de management et à l’absence d’une société civile forte et autonome.

La faible structuration du mouvement associatif en Algérie- et ce, malgré le nombre impressionnant d’associations, des milliers, enregistrées au niveau du ministère de l’Intérieur et des directions de la réglementation et des affaires générales des wilayas-est une donnée irrécusable qui se vérifie sur le terrain.

Le débat sur la question du rôle et de la place de la société civile dans le système de gouvernance en Algérie n’a pas le seuil de certaines rédactions de journaux ou de colloques restreints. La loi 31-90 du 4 décembre 1990 relative aux associations n’a pas connu de médiatisation particulière. De même, le bilan du rôle et de l’efficacité des associations créées dans ce cadre législatif n’a pas encore établi dix-neuf ans après la promulgation de la loi.

Eu égard à des problèmes rencontrés sur le terrain (administration, financement, rigidité des structures,…) qui ont empêché l’émergence de la société en tant qu’acteur émancipé capable, à terme et par une sereine évolution, d’alimenter la société politique en personnels et en idées, l’expression ‘’société civile’’ a fini par avoir un destin plutôt exotique que réellement ancré dans notre vécu quotidien. Sur le plan pédagogique et médiatique, presque aucune institution n’a joué le rôle qui lui est dévolu pour travailler à l’émergence d’une véritable société civile. À l’école, les cours d’éducation civique et les disciplines des sciences humaines sont les plus détestés par les écoliers en raison de leur caractère rébarbatif et archaïque. La télévision n’a souvent valorisé que les associations satellites de l’administration, souvent candidates aux prébendes.

C’est plutôt en dehors des carcans bureaucratiques que des regroupements humains ont essayé de jouer le rôle de relais sociaux ou culturels des populations qui, politiquement et administrativement, se trouvent quelque part ‘’orphelines’’ du fait que les ressorts de la gouvernance n’ont pas joué ou ont plutôt joué en leur défaveur.

La société civile, concept forgé en Occident dans le feu des luttes pour l’émancipation citoyenne, les libertés publiques et la promotion sociale consacra la montée en force des individus et des groupes sous forme de mouvement en contre-pouvoir pour amortir les excès de ce ‘’nouveau Léviathan’’ qu’est l’État. C’est un syntagme qui est crée pour désigner et nommer une réalité qui prend corps dans la gestion de la Cité et non une insaisissable virtualité que des officines- doublure de l’administration- tentent, dans les sociétés sous-développées, d’imposer comme des entités concrètes.

Animer la vie publique

La Banque mondiale définit la société civile en ces termes : « Large éventail d’organisations non gouvernementales et à but non lucratif qui animent la vie publique, et défendent les intérêts et les valeurs de leurs membres ou autres, basés sur les considérations d’ordre éthique, culturel, politique, scientifique, religieux ou philanthropique : groupements communautaires, organisations non gouvernementales, syndicats, organisation de populations autochtones, organisations caritatives, groupements d’obédience religieuse, associations professionnelles et fondations privées ».

Cela n’empêche pas que, en Algérie par exemple, des tentatives de structuration et d’organisation de la société en dehors des schémas officiels aient pu être menées. Les résultats sont assurément inégaux et un certain flottement est nécessairement présent du fait de la raideur de l’administration et de l’inhibition des mentalités.

Au quartier de Sidi Salem de Annaba d’où est partie la première expédition de harragas algériens en 2006, il a été constituée une association de lutte contra l’immigration clandestine. Les parents de harrags, désemparés et meurtris, et d’autres personnes touchées par ce grave phénomène du 21e siècle tiennent à ce que le cycle infernal d’évasion, de naufrage et de mort cesse pour la jeunesse annabie. Ils ont tenu leur assemblée générale constitutive en avril 2008 et ont déposé leur demande d’agrément conformément à la loi sur les associations. Le directeur de l’administration et des affaires générales de la wilaya invoque, pour justifier le refus d’agréer une telle association, la suspension des agréments, une mesure qui émanerait du ministère de l’Intérieur.

Auparavant, des parents de harragas à l’Ouest et à l’Est du pays ont saisi les autorités algériennes et même l’ambassadeur algérien à Tunis pour les interroger sur le sort de leurs enfants qui ont pris le large par une nuit sans étoiles. Les potins et les informations courant dans les quartiers populaires sur les naufrages, réels ou présumés, l’emprisonnement des personnes arrivées en Espagne ou en Italie et l’éventualité d’incinération des corps de cadavres repêchés (menace brandie par les autorités espagnoles en 2008 si les pays de provenance ne prennent pas de mesures pour identifier et rapatrier les corps concernés) ont poussé les parents de harragas à s’organiser davantage pour devenir un interlocutoire écouté par les pouvoirs publics.

La prise de conscience de la part du monde associatif de Meftah a pu réussir, il y a quelques années, à mobiliser la ville pour une grève d’une demi-journée contre les rejets nocifs de la cimenterie, ce qui, dans l’indifférence et le mutisme ambiants, avait pu mettre du baume au cœur de tous les gens soucieux du cadre de vie et épris d’un environnement sain.

Cette pression venant de la population riveraine a amené les gestionnaires de la cimenterie à placer en 2010 des électofiltres modernes supposés réduire fortement les émanations nocives.

De même, le réseau associatif de Annaba et même des autres régions du pays a pu contraindre les pouvoirs publics à ‘’négocier’’ le passage de l’autoroute Est-Ouest dans le massif du Parc nationale d’El Kala. Le bruit a même atteint les oreilles de certaines organisations internationales de protection de l’environnement. Mieux, suite à cette réaction saine de la société civile, le département de Amar Ghoul a instruit l’Agence nationale des autoroutes (ANA) de déclarer le nouvel ouvrage qui traverse l’Algérie de l’Est à l’Ouest comme une ‘’autoroute verte’’, ce qui signifie un accompagnement par des travaux de reboisement, de verdissement et d’installations paysagères susceptibles non seulement de fixer le sol des talus et fossés, mais également d’agir sur l’esthétique de l’ouvrage par des embellissements appropriés.

Amar Naït Messaoud

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