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Services publics, émeutes, bonne (et mal) gouvernance : Les heures tendues du paradoxe algérien

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Bien avant que la contestation de rue ne prenne les allures de franches revendications politiques, cette même rue a ‘’abrité’’ au cours des ces trois dernières années la colère des populations, souvent transformée en émeutes, contre la gestion des élus et des autorités locales ; autrement dit contre la manière dont sont fournies, lorsqu’elles sont fournies, les prestations liées au domaine des services publics. Pour l’année 2010, le mouvement de protestation n’a pratiquement pas cessé depuis le mois de Ramadan tombé en pleine canicule d’août. Tous les points du territoire national ont été ‘’servis’’ par la colère des jeunes.

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Par Amar Naït Messaoud

En tout cas, par-delà le contrat social qui, politiquement, est censé lier gouvernants et gouvernés par l’intermédiaires d’institutions élues ou administratives, les rapports des citoyens à leur administration sont surtout visibles et évaluables dans la manière avec laquelle sont réalisées les prestations de service public en direction des individus, des ménages et de la collectivité.

Depuis le recul de l’ « excès d’idéologie » de la dernière décennie, la relation administration/administrés tend à se focaliser sur les ‘’choses concrètes’’ dont dépend en fait la vie quotidienne des citoyens.

Le moins averti des observateurs de la scène nationale aura noté la dichotomie de plus en plus visible entre l’Algérie qui veut avancer et se mettre au diapason des grandes nations-ce que son histoire et ses potentialités ne lui contestent nullement- et l’Algérie des archaïsmes, de la bureaucratie et de la rente que les errements et les compromissions populistes voudraient renvoyer vers un passé révolu.

La stabilité macroéconomique (endiguement de l’inflation, redressement de la balance des payements, réduction importante de l’encours de la dette, croissance positive du PIB, baisse du chômage) jointe à la volonté affichée par le président de la République de mettre en œuvre des réformes susceptibles de pérenniser et de renforcer la tendance à l’amélioration de l’appareil économique, susceptibles également de réhabiliter l’État, l’administration, la justice et l’école, tous ces éléments, disons-nous, ont insufflé un espoir légitime aux Algériens de se réconcilier un jour avec le travail, les institutions de l’État et leurs concitoyens.

C’est alors avec une amertume et une déception à peine contenues que les Algériens découvrent que les appareils politiques et les structures censés asseoir la bonne gouvernance ne sont pas encore pénétrés de cette nouvelle culture qui consiste à travailler d’abord pour l’intérêt général et à dépasser les divergences formelles du moment.

‘’Sévices’’ publics et mur des lamentations

Visiblement, le contraste est suffisamment prononcé entre les horizons et opportunités économiques qui s’offrent à l’Algérie et les pratiques en vigueur au niveau des structures, services et institutions censées servir le citoyen et l’affranchir des lourdeurs inhérentes à l’ancien système de gestion.

La caricature qui montre un agent d’administration en train de convaincre un citoyen venu régler un problème de patienter jusqu’après les élections n’a, en fait, rien de caricatural. Il aurait pu lui fixer l’échéance d’après Ramadan ou de la semaine qui suit l’aïd pour bouter hors du bureau des ronds-de-cuir les indésirables demandeurs d’audience ou de simples personnes cherchant à se faire établir une banale attestation.

C’étaient là des comportements qui étaient, pendant des années, presque acceptés, voire intériorisés par la population en raison d’abord du climat politique autoritariste sous le parti unique, puis pour des raisons sécuritaires lors de la ‘’décennie rouge’’. Cependant, depuis quelques années, les dérives de l’administration, les défaillances des compagnies de distribution d’eau et d’électricité les retards des services de nettoyage, l’anarchie dans les hôpitaux, l’insouciance des Ponts et chaussées, bref, tous les travers propres aux structures et services censés travailler à la satisfaction des besoins primordiaux des populations financés sur le budget de l’État sont de moins en moins tolérés. Mieux, des protestations parfois violentes ont accompagné au cours de ces dernières années, les coupures de courant électrique, que cela provienne d’une panne accidentelle, d’une insuffisance avérée d’énergie ou d’un délestage planifié. Il en est de même pour les coupures prolongées d’eau potable en pleine canicule. La RN 26 a été coupée à la circulation en été 2010 par des villageois de la wilaya de Béjaïa, furieux de ne pas recevoir l’eau dans les robinets à quelques brassées du grand barrage de Tichi-Haf.

Qui pouvait imaginer qu’un réaménagement d’un plan de circulation en ville, comme celui mis en œuvre l’année dernière à Mostaganem, puisse déclencher de graves émeutes ?

Les revendications des populations dans certaines régions du pays constituent de véritables plates-formes de propositions d’amélioration des services publics tels qu’ils sont perçus par les citoyens. El Tarf, Ssikh Oumadour, Tamda, Aflou, Ouargla,…sont les quelques exemples qui ne peuvent pas épuiser la liste des villes et bourgades qui réclament un nouveau mode de gouvernance bâti sur la justice, la qualité performante et diligente des prestations de l’administration et des autres structures relevant des services publics.

Les désagréments et les souffrances que subissent dans leur vie quotidienne les citoyens du fait des négligences, laisser-aller et autres travers liés à l’incompétence ou à la défaillance des gestionnaires des services publics sont difficiles à sérier tant ils sont nombreux et variés. Les coupures d’électricité sont devenues monnaie courante. En hivers comme en été ce ne sont pas les explications qui font défaut : délestages suite à de supposées surconsommations, mauvais temps qui endommage les câbles,…etc. Sachant que cette précieuse énergie conditionne la marche du matériel informatique dont sont dotés tous les services, une panne électrique non réparée dans l’immédiat suppose la paralysie de larges secteurs de la vie publique sans parler des dommages que peuvent subir les appareils électroménagers, les médicaments sensibles et les vaccins. Les systèmes de communication et d’informations se sont largement modernisés particulièrement par l’introduction du moyen de transmission par Internet. La déconnexion des services de la Toile provoque incontestablement des retards, des manques à gagner, voire parfois des pertes fatales pour les entreprises et les particuliers qui ont adapté définitivement leur gestion à ce mode de communication qui s’est popularisé à travers le monde entier.

Services aux abonnés absents

Lors des quatre derniers hivers rigoureux que nous avons passés dans la neige et le froid glacial, la distribution du gaz butane a été vécue comme un calvaire qui a pénalisé lourdement les foyers de la montagne non encore branchés au réseau de gaz de ville. Les attroupements de bambins poussant et roulant par terre la bouteille de gaz butane ou poussant laborieusement une brouette chargée de deux bonbonnes vides devant les stations Naftal ou devant le camion desservant le hameau sont des spectacles édifiants du sous-développement de nos services publics en ce début du 21e siècle.

Dans les grandes villes comme Alger et Oran, l’indisponibilité de certains produits alimentaires, particulièrement le pain, juste après les fêtes de l’Aïd est entrée dans les mœurs. Les boulangers libèrent les ouvriers qui sont pour la plupart originaires de l’arrière-pays. Cela peut durer une semaine à dix jours. Cependant, outre l’inconscience du commerçant qui ne suit même pas les recommandations de son union professionnelle à l’exemple de l’UGCA, l’administration chargée du suivi du service public est portée aux abonnés absents.

La gravité des carences des services publics est, sans conteste, celle qui affecte les services de la santé publique. Hormis les urgences qui accueillent les cas très graves de malades ou d’accidentés- même ces patients doivent se résigner à la patience devant des cas présentés comme étant ‘’prioritaires’’-, les autres consultations sont renvoyées sine dei. Les citoyens s’interrogent sur l’absence de médecins de garde du secteur privé. Pourquoi l’administration, à travers les directions de la santé des wilayas, n’a pas réfléchi à astreindre ce corps de métier à des gardes pendant les week-ends et les jours fériés au même titre que les pharmaciens ? La responsabilité des sections ordinales des médecins en la matière demeure également entière.

La notion de service public est gravement occultée dans tous les débats hormis dans les articles de proximité publiés régulièrement dans les journaux qui font état de graves déficiences de certains services dans les villages et bourgades de l’Algérie profonde.

Même en période électorale, le sujet ne paraît pas emballer outre-mesure les candidats à la députation obnubilés qu’ils sont par des sujets plus généraux qui ne les engagent pratiquement en rien. Or, la conception de l’État à travers l’administration publique et à travers aussi les mandats confiés aux élus ne peut être ni cohérente ni complète si la relation administration/ administrés et gouvernants/gouvernés ne se fonde pas sur une qualité des services publics qui soit à la mesure de l’argent que le contribuable y met.

Seul le permis d’inhumer !

L’on peut se faire déjà une idée assez nette de l’esprit de responsabilité et du sens du service public lorsqu’on sait qu’à l’administration de la wilaya seul le service ‘’permis d’inhumer’’ fonctionne pendant les week-ends. Le citoyen et le client qui payent leurs impôts (à la source ou ex post) sont en droit de recevoir l’eau dans leur robinet lorsque le château qui sert leur quartier ou leur village est ouvert. Il se trouve que 40% du volume d’eau lâché dans les conduites (moyenne nationale) se perd dans les fuites. Certaines de ces fuites sont localisées dans les centres-ville, parfois à proximité des antennes de l’ADE (l’Algérienne des Eaux). Et que dire des petits bambins de l’école primaire dont le dos se trouve arqué faute de tables démunies de dossiers ? Pire, certaines tables ont perdu leurs planches et les écoliers posent leurs fesses directement sur les tubes en fer. Dans de telles situations, nous avons assisté à des scènes où la mairie et la direction de l’Éducation se renvoient la balle, et le grand perdant c’est toujours l’écolier qui subit aussi parfois les rigueurs du froid, lorsque le chauffage n’est pas assuré en classe, et les désagréments d’une nourriture sur le pouce lorsque le domicile familial se trouve loin de l’établissement et que ce dernier n’est pas doté d’une cantine scolaire. Les approvisionnements des cantines est un autre chapitre où viennent se heurter la cupidité immonde de certains fournisseurs sans scrupule, les intérêts opaques et délictueux des agents chargés des contrats de fourniture et…la santé des écoliers qui semble être le dernier des soucis de tout ce beau monde. En matière d’environnement et de salubrité publique, les villes et villages d’Algérie sont écrasés par le poids des saletés et des décharges sauvages qui élisent domicile parfois à proximité des hôpitaux. Et pourtant, ce ne sont ni l’argent ni les moyens matériels qui font défaut.

Il s’agit essentiellement d’une dilution de responsabilités. Ce déficit de coordination entre les communes et les daïras pour créer des décharges intercommunales, et surtout ce manque d’imagination de certains élus ou fonctionnaires habitués à des solutions de facilité par l’ancien mode de gestion assuré par l’État-providence créent une situation de responsabilités diluées. Un flou artistique qui ne profite à personne sinon à quelques ‘’affairistes’’ intermédiaires des prestations de services. Quant au volet de la vie quotidienne, on peut citer l’exemple de la plus banale des opérations (nécessité d’ouvrir une piste, établissement d’un permis de construire, raccordement au réseau de téléphone fixe ou au réseau de gaz de ville,…), où les services publics sont loin des aspirations des populations et à mille lieues des normes internationales en la matière. « Le monde du service public n’est plus un monde à part, coupé des contingences de la vie civile et étranger aux exigences de la vie économique. Bien au contraire, l’impératif économique et son corollaire, l’appréciation des coûts des actions engagées, sont au cœur des réflexions contemporaines sur le service public », note le spécialiste en droit administratif Michel Lévy. Le service public est, par définition, « une activité d’intérêt général pour laquelle des prérogatives de puissance publique sont mises en œuvre, laquelle prérogative est exercée sous le contrôle de l’administration. L’usager est le bénéficiaire des prestations du service. Il est placé dans une situation légale et réglementaire et bénéficie des droits opposables à l’administration et du droit au fonctionnement du service. Les services industriels et commerciaux combinent des éléments du droit privé en raison du caractère commercial de l’activité et des règles du droit public justifiées par l’idée du service public », ajoute-t-il.

Principes universels en déficit d’ancrage

Les principes universels du service public peuvent être résumés dans les notions suivantes : la continuité du service, car la satisfaction d’un besoin collectif impose que l’activité fonctionne de manière ininterrompue. L’adaptation du service à l’évolution des besoins d’intérêt général. L’égalité des administrés devant le service public. Et, enfin, la neutralité qui garantit l’universalité du service et la prééminence de l’intérêt général sut tout intérêt particulier. Il prohibe toute action de corruption, de concussion ou de trafic d’influence.

Les modes de gestion des services publics les plus usités sont : la régie (transports communaux et scolaires, par exemple), de moins en moins en moins tolérée par les pouvoirs publics, la concession (à l’exemple des marchés hebdomadaires, marchés de bestiaux, marchés de voitures, gestion de certaines aires de stationnement, gares routières) et les établissements publics (ADE, OPGI, Sonelgaz,…). La combinaison public/privé par le moyen d’organismes intermédiaires répond souvent au souci d’une plus grande souplesse d’action et à celui de la neutralité comme il permet aussi à la rigidité de certaines règles financières et comptables. Cette tendance lourde de gestion qui est en vigueur dans la plupart des pays développés commence à s’imposer également dans certaines économies émergentes. L’Algérie, qui a engagé des réformes sur plusieurs fronts, ne peut pas échapper à cette règle. L’État, les collectivités locales et les établissements ne peuvent pas, à eux seuls, assurer toutes les tâches et les missions inhérentes aux services publics. Le transport scolaire, les œuvres sociales universitaires, la distribution de l’eau et de l’énergie, le ramassage des ordures ménagères,…relèveront de plus en plus d’organismes privés qui seront liés à l’administration par des cahiers de charges spécifiques aux actions qui leur seront confiées.

Certaines activités commencent déjà dans le cadre de la libéralisation économique, à être prises en charge par des fournisseurs ou prestataires de services privés. En tant qu’impératif de l’économie moderne et en tant qu’orientation politique, cette tendance ne souffre pas d’une opposition particulière si on exclut une certaine véhémence de l’extrême gauche qui s’en prend à ce qu’elle appelle ‘’la politique de bradage de l’économie nationale par le moyen de la privatisation des services publics’’. Dans ce domaine, le seul baromètre demeure les usagers de ces services qui, dans leur écrasante majorité se montrent souvent satisfaits lorsqu’ils comparent la qualité des prestations fournies par rapport au monopôle étatique d’antan caractérisé par une pesante bureaucratie et criante incompétence. Néanmoins, cette nouvelle configuration des services publics n’exclut pas la possibilité d’abus, de dérapages ou de corruption. Étant soumis à la réglementation du Code des marchés publics, les contrats de fourniture, de prestation de service ou de concession peuvent faire l’objet de manipulations et autres manœuvres frauduleuses que ne peut empêcher le Code des marchés publics de juillet 2002 qui a subi des amendements en septembre 2003 et octobre 2008.

Après un sévère diagnostic de la situation de l’administration algérienne qui n’arrive pas à s’adapter aux enjeux de la gestion moderne des territoires, des communautés et des ressources humaines, la Commission des réformes des missions de l’État a fait de précieuses propositions en matière de décentralisation, de délégation de pouvoirs, d’exercice de la puissance publique et de gestion des collectivités locales. On ne veut surtout pas céder à la fatalité de croire que, comme jadis sous la férule du parti unique, lorsqu’on veut noyer un problème on lui crée une commission. Le contexte a changé. La nécessité et l’impératif de moderniser l’administration et les autres services publics ne sont plus dictés par de simples récriminations ou pressions de citoyens outrées par le retard dans la délivrance d’un acte de naissance ou d’une fiche familiale ; ils vont bien au-delà pour embrasser la sphère économique dans ses segments les plus sensibles : investissements privés nationaux, investissements étrangers, relations entretenues par nos universités et nos entreprises avec les institutions étrangères,…etc. Dans un contexte de mondialisation qui s’accélère un peu plus chaque jour, les organismes spécialisés ne pourront pas, par exemple, se permettre de mettre des mois pour délivrer des certificats phytosanitaires pour certains produits agricoles ou semences importés, des autorisations de distribution pour les médicaments,…

Les réformes du secteur de la justice devraient aller aussi dans ce sens. Une coopération étrangère- financière et pédagogique- est mobilisée pour mettre à niveau les prestations judiciaires de façon à les adapter à l’économie de marché qui suppose maîtrise de plusieurs dossiers autrefois négligés : foncier, impôts, propriété intellectuelle et industrielle, droit des affaires. À défaut de pouvoir enfanter le changement au sein même de ses rouages et structures- le pouvait-elle après les saignées du personnel qualifié qui l’a désertée et la masse de cadres expérimentés poussés à la retraite anticipée ?-, l’administration algérienne est appelée aujourd’hui à subir ex abrupto la cadence, les impératifs, les procédés et les remous du monde moderne auquel elle n’est pas préparée. Comme on peut le deviner, les résultats ne peuvent être ni forcément cohérents ni obligatoirement porteurs d’une dynamique auto-entretenue. C’est fatidiquement le sort d’une administration sustentée par la rente et distributrice de rente

Le spécialiste Michel Lévy note que « le service public est aujourd’hui au centre des réflexions sur l’État moderne et la démocratie, sur l’économie dirigée et le marché sur le citoyen et les solidarités collectives ».

A. N. M.

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