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Dans une bibliothèque municipale (extrait)

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« C’est la bibliothèque municipale. J’ai entendu dire que l’on peut y entrer gratuitement. Mais comment faut-il faire? Bah! je verrai bien.

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Je me dirige vers l’immeuble. J’ouvre une grande porte et me trouve dans une large salle que j’ose à peine regarder. Un employé me voyant embarrassé m’explique qu’il faut une fiche d’entrée.

J’inscris sur un bulletin vert mon nom, mon adresse, ma profession. Après quoi, essayant de faire le moins de bruit possible, avec mes gros souliers, je me dirige vers le fond de la salle où des gens cherchent dans un grand fichier le titre du livre désiré. Je suis intimidé. Je n’ose pas manipuler tous ces cartons avec mes grosses mains gonflées d’engelures. Je comprends bien qu’il y a un classement par noms d’auteurs allant de A à Z, mais lequel prendre, lequel choisir? Il y en a trop. Je cherche un moment, puis pour ne pas rester trop longtemps devant ce grand casier, je me décide à inscrire sur le carton un titre qui me plaît. Je n’ai plus le porte-plume de l’employé. Embarrassé je sors de ma poche de côté mon crayon rouge de charpentier et, de l’écriture la plus fine possible, je m’applique à transcrire les références. Je dois ensuite traverser la salle pour me faire donner le livre. J’ai l’impression que tout le monde me regarde comme l’homme des cavernes, sans doute à cause de mon large pantalon de velours tout rapiécé et de ma gaucherie. J’ai honte. Je sens mon ignorance: je suis révolté. J’ai envie de leur crier que nous ne venons pas lire souvent, mais que sans nous les salles n’existeraient pas. Pour être un homme, il faut avoir sans doute la culture qu’ils ont, mais il faut aussi posséder un métier et je ne les ai jamais vus venir au chantier, prendre la pelle ou le marteau. Je voudrais les voir. Je regarde dans la salle tous ces visages. Il y a surtout des jeunes filles et des jeunes gens de mon âge. Tous les jours, ils peuvent venir s’instruire. Moi pas. Il me faut gagner ma vie. La famille la gagne pour eux. Je les hais presque. Il n’y a pas d’ouvriers dans la salle. Ils sont à la tâche de tous les jours. Ce milieu n’est pas pour nous. Rien en nous y est préparé. J’ai le sentiment d’être l’étranger. Ma gêne devient plus grande, mes yeux deviennent humides. Je ne dis rien. Je m’assieds dans mon coin; je lis le  »Tartuffe » de Molière »

in  »La Rencontre des hommes » (1955) de Benigno Cacerès

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