Histoire d’Isabelle Eberhardt et Ahmed, le petit kabyle

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Dans son livre intitulé « Un désir d’Orient » paru aux Editions Grasset en 1995, qu’elle consacre à Isabelle Eberhardt, l’académicienne Edmonde Charles Roux raconte la jeunesse de l’écrivaine suisse et revient sur sa rencontre avec Ahmed, un jeune kabyle qu’elle croise lors de son séjour à Annaba. C’est à Annaba qu’Isabelle Eberhardt fit connaissance avec Ahmed, un jeune kabyle. En ce temps, c’est-à-dire, en 1897, la jeune fille âgée d’à peine vingt ans habitait avec sa mère, Mme Moerder, une maison, à rue Moreau, appartenant à un photographe français. Les deux dames n’avaient, aux yeux de ce français et de sa femme, que deux défauts : elles n’étaient pas très riches, comme ils l’avaient d’abord cru, et elles fréquentaient les arabes. C’étaient deux choses que le couple semblait avoir en horreur. Cependant, que seraient ces deux défauts à côté de celui qui poussait la mère et sa fille à envisager d’adopter un jeune kabyle ? Ce dernier était un orphelin et n’avait pas où dormir. Apitoyées, les deux russes voulaient le sauver de la misère et lui donner un peu d’instruction. Elles le firent venir chez elles et l’installèrent dans le salon. Cela suffit largement à amener la femme du photographe à menacer de rompre le contrat de location et de les expulser de l’appartement manu militari. Un adolescent -Ahmed avait alors quinze ans- vivant sous le même toit que deux dames, scandalisait tout le quartier européen. Même Khoudja Ben Abdellah, le petit ami d’Isabelle, un modeste fonctionnaire dans la justice, était scandalisé et ne comprenait pas l’engouement des deux dames pour le jeune kabyle. Le lieutenant Eugène Letord, qui ne connaissait encore Isabelle que par les lettres qu’ils échangeaient entre eux depuis trois ans, n’approuvait pas davantage le projet de sa chère Nadia (Elle s’était présentée ainsi à lui dans ses premières lettres et le pli étant pris, il continua à l’appeler ainsi). Les choses n’en restèrent pas là avec les propriétaires de la maison rue Moreau. David, le photographe, emporté par la colère, écrivit à la Villa Neuve, à Vernier, où vivait Trofimovski, le précepteur des enfants Moerder et père d’Isabelle, pour l’informer de ce scandale, selon lui et sa femme. Mais l’homme que sa philosophie plaçait trop au dessus de cette contingence s’en félicita, au contraire, que les deux femmes agissent selon leur cœur et non d’après les préjugés de leur époque. Il ne restait donc plus aux deux femmes qu’à chercher un autre logement. Ce qu’elles réussirent à trouver à rue Rovigo, un quartier arabe. Elles quittèrent l’appartement du photographe avant l’expiration du terme avec leur fils adoptif. Celui-ci fut placé dans une école coranique et le soir, après le repas, passait au salon pour dormir. Les deux dames y avaient installé un divan à son intention. Ici, dans ce quartier au milieu des arabes, leur geste semblait naturel et ne suscitait aucun commentaire désobligeant. « Nous n’avons pas de colocataires, et vivons seules avec un petit kabyle, celui que j’ai adopté », écrivait Isabelle à son ami Ali Abdelwahab, un tunisien d’une grande culture, rencontré à Bône, en même temps que Khoudja Ben aballah. Ce séjour à Bône dura six mois. Ce furent six mois de bonheur, car Isabelle dont la passion pour la ville et l’Algérie trouvait son assouvissement dans ce quartier fréquenté exclusivement par les arabes, se sentait au comble du bonheur. Hélas, sa mère tomba malade en novembre 1897. Son tuteur et père arriva juste comme la vieille femme rendait l’âme. Elle mourut en musulman et fut enterrée au cimetière musulman de Annaba, appelée alors Bône. Ahmed continua à fréquenter la maison. Khoudja Ben Abdellah réclamait de l’argent pour son entretien. Il réclamait aussi une importante somme pour l’entretien de la tombe de Mme de Moerder. Le projet nourri par Isabelle fut qu’elle y retournât au printemps. Elle calcula même ce qui leur fallait pour vivre dans cette maison baptisée Paihès, le jeune kabyle compris : 1 750 francs ! Mais cette idée qu’une jeune fille pût retourner seule pour vivre dans une maison avec un jeune étranger, même si elle serait accompagnée d’une servante, ne fut plus du goût du tunisien qui n’avait jamais fait jusque-là la moindre observation à ce sujet. Il a fallu qu’Isabelle argumentât beaucoup pour que, enfin, Ali Abdelwahab se rendît à son point de vue. Nous ne savons pas ce que le jeune kabyle devint par la suite. Le seul renseignement, peu crédible, du reste, vient de Khoudja Benabdallah qui affirme dans une lettre à son ancienne maîtresse, retenue en Suisse au chevet de son père malade, qu’il s’était enfui de la maison Pailhès. Ne l’en avait-on pas, au contraire, chassé ? Il est difficile de croire qu’un adolescent, qui venait de connaître la sécurité assurée par un bon gîte, le quitte de bon cœur pour une vie aventureuse. Mais Isabelle n’avait aucun moyen de vérifier les propos de son ancien correspondant. Elle savait qu’il n’aimait pas le petit Ahmed, comme elle l’appelait alors. Et s’il nourrissait l’espoir de la revoir, il préférait que la maison fût à ce moment vide. Mais la jeune russe avait d’autres soucis en ce temps là. Son désir était d’assister son père qui vivait ces derniers jours. Elle venait de perdre deux être chers : son frère Volodia et sa mère. Et ce père, à qui elle devait d’avoir appris plusieurs langues, même le kabyle, grâce à ses méthodes, maintenant, qu’il vivait ses derniers instants dans la Villa Neuve, l’enchaînait à lui. Ah, si cette propriété avait trouvé acquéreur, ils seraient, lui et elle, déjà à Bône ou à Tunis, comme ils en avaient formé initialement le projet avant la maladie. Isabelle Eberhardt est morte à vingt sept ans. Elle laissait une œuvre littéraire dense. Sa grande passion, celle qui fit taire toutes les voix qui s’élevaient en elle, y comprit la voix de la chair, fut l’islam et le sahara. Elle fut emportée par les crues de l’oued de Aïn Safra. Son frère Augustin qu’elle aima plus peut être qu’aucun autre homme, son aîné de sept ans, mourrait en se suicidant seize ans plus tard. Avec Volodia, l’autre frère, cela faisait deux suicides dans la famille! Une question : l’adoption du jeune kabyle ne pouvait-elle pas avoir une autre raison que la pitié des deux dames russes ? Et si Isabelle avait trouvé en cet adolescent ce qu’elle a cherché et trouvé d’abord chez le jeune marin Viscosci, le lieutenant Letord, l’égyptien d’origine juive Abou Nedarra (l’homme aux lunettes) et tant d’autres ? C’est-à-dire des personnes auprès lesquelles elle apprenait les langues. Si Ahmed le kabyle l’aidait à se perfectionner dans cette langue qu’elle étudia seule dans un livre de grammaire acheté dans une librairie à Genève? Le livre qu’Edmonde Charles Roux, prix Goncourt et membre de cette académie, consacre à cette fille, qui intrigua fort la police genevoise par sa tenue (elle s’habillait en marin français), par ses pseudos masculins ou féminins avec lesquels elle signait ses lettres, ses articles et nouvelles qui paraissaient dans Athénée ou la Nouvelle Revue Française, ses prises de positions (elle a soutenu Zola dans l’affaire Dreyfus, par exemple), sa naissance même (elle était fille naturelle), ses fréquentions (les arabes, les étudiants russes et turcs et le jeune kabyle) étaient autant d’objets de curiosité et de scandale. Ce livre, disions-nous, long de plus de six pages et accompagné d’un appareil de notes de plus de 130 pages, ne présente, nous semble-t-il, qu’un défaut : il développe peu certains épisodes de la vie de l’héroïne, comme lorsqu’elle a été blessé en 1901 à l’Oued, dans le désert par un fanatique, le temps qu’elle a mis pour se guérir à l’hôpital, ses errances à travers les dunes, et les circonstances exactes de sa mort. Tout ce que ce membre de l’académie trouva c’est de les esquisser avec une désinvolture qui fait penser que le sujet était ailleurs. Et de fait, Isabelle que nous peint cet auteur qui se plait à citer autant les lettres et les passages du journal de la jeune russe que les rapports de police sur elle et sa famille, est Isabelle de la Villa Neuve, à Genève, celle qui lit, s’instruit au contact d’un père savant, et rêve de devenir elle-même écrivain. Si le séjour qu’elle fit à Annaba et le second qu’elle fit à Alger sont rapportés avec plus de détail, on a l’impression que la fille de Mme Moerder ne les fit qu’en touriste. Alors que le titre : « Un désir d’Orient » semble démentir tout cela.

Aziz Bey    

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