«Nous avons vécu une période de déni identitaire»

Partager

Militant de la cause amazighe, le chanteur kabyle Dahmani Bélaid relate, dans cet entretien, ses débuts dans la musique et parle de la situation de la chanson kabyle…

La Dépêche de Kabylie : Les avis divergent sur la musique kabyle nouvelle et ancienne. Et vous, qu’en dites-vous?

Dahmani Bélaïd : C’est vrai que c’est différent, auparavant, la musique était vivante, tandis qu’on peut qualifier l’actuelle musique de morte. Je m’explique. En musique ancienne, tout était acoustique, tout se faisait à la main et la voix était naturelle, sans trucage. Maintenant, il y a plein d’artifices, tout est synthétique, ce qui ne reflète pas souvent le niveau réel de l’artiste. Et puis, nous remarquons cette fâcheuse tendance à faire du copier/coller en intégrant d’une manière brute et brutale la musique étrangère à la nôtre. On oublie que toutes les cultures ont ce quelque chose qui les distingue et qu’on appelle communément l’âme traduite par les airs. Aucune musique au monde ne peut produire en nous l’effet du chant d’une vieille femme de nos montagnes.

Contrairement à votre génération intermédiaire, pourquoi les jeunes chanteurs ne s’inspirent pas souvent des précurseurs?

Nous, nous avons voulu être la relève de nos aînés. Les précurseurs étaient des repères pour nous, sur tous les plans. Nous voulions donc reprendre le flambeau dignement et les honorer de la manière la plus noble possible. Ce qui n’est pas le cas de la majorité de nos jeunes, actuellement. Nous étions fidèles à nos racines, nous composions de la musique kabyle, de la musique populaire, qui est Kabyle, quoique appelée «Chaabi» qui prêterait à croire qu’elle est arabe, fusse-t-elle d’expression arabe. Le chaâbi a été porté par les kabyles. El Anka, par exemple, est de ma région. Il a fait ses débuts dans la Zaouia de Tazrut en 1928.

Peut-on connaître vos préférés parmis ces anciens chanteurs ?

Il n’y avait pas beaucoup de chanteurs à l’époque, mais ils excellaient dans la musique kabyle, la vraie, l’originale. C’est peut-être pour cette raison que je les aime tous. Et puis, c’est grâce à eux que nous sommes ici, maintenant que je frise les 70 ans, avec 53 ans de carrière dont les débuts remontent aux années 1960.

Dans quel style peut-on classer vos productions ?

Je touche à tout : chaâbi, hawzi, folklore. J’utilise aussi le quart de temps, même si c’est de l’oriental, le rythme et l’âme sont kabyles.

Vous avez, dit-on, une manière particulière de chanter. C’est dû à quoi au juste?

Il faut juste donner une âme à la chanson et la vivre en l’exécutant. Quand le spectateur nous voit chanter, il faut qu’il sente qu’on «travaille». Il faut se donner à fond, se laisser emballer par le chant. On doit sentir et faire sentir la chanson aux autres. Les nouvelles générations ne chantent pas, mais crient. «Ayaw, l’ambiance !!! Afus !!! Tiɣratin !!!», voilà ce qu’on entend le plus dans leurs galas et leurs fêtes, ils vocifèrent au lieu de chanter. Tout cela est faux, on n’ordonne pas au public de nous applaudir, on doit l’amener à le faire en l’émerveillant, en le touchant.

On évoque souvent le rôle de l’artiste. à votre avis, il est investi de quelle mission ?

L’artiste doit vivre avec son peuple. Il en est le témoin et le porte parole. Il se doit de refléter sa réalité, le vécu des gens, en disant tout haut ce que ces gens pensent tout bas. Il est une sorte de vitrine de la société. Au-delà il en est même l’éducateur, le guide, voire la référence. On n’affuble pas gratuitement l’artiste du surnom «Chikh». Ce titre est à la fois une consécration et une responsabilité. Il faut mériter et assumer ce statut dans sa société, dans le sens o&ugrave,; notre devoir est d’honorer et de perpétuer les traditions et les valeurs kabyles. Aucun dérapage, aucune dérive ne sont pas permis au chanteur qui se sent investi d’un tel rôle.

Vous avez composé des chansons engagées à une certaine époque. Une manière, pour vous, de mener un combat pour l’identité, peut-être ?

Oui, j’ai composé des chansons engagées à une certaine époque car il le fallait. Nous avons vécu une période de déni identitaire des plus pénibles, où revendiquer sa langue expose à la prison et la torture. Nous étions des militants de Tamazight par le chant, et l’impact de notre contribution n’est pas négligeable. La chanson engagée était pour beaucoup dans la sensibilisation à la cause amazighe. Depuis, on avance par étape. Il y a encore du manque à combler, mais ce n’est plus le même contexte, et le combat continue sous une autre forme. Aujourd’hui, c’est aux spécialistes et autres scientifiques de prendre les choses en main. Dans les années 1980, ce sont les dirigeants qui ont poussé les gens à la révolte en refusant de répondre favorablement aux revendications légitimes des citoyens. L’identité est un droit des plus élémentaires. On pouvait bien faire l’épargne de toutes ces pertes en vies humaines, de toutes ces exactions et de tout ce saccage des villes.

Vous avez fait de la prison ?

Plusieurs fois. On m’a déjà arrêté en 1978. A l’époque, nous avions chanté à la maison de la Culture Mouloud Mammeri de Tizi-Ouzou, la salle était archicomble. Je devais chanter en premier, mais devant l’excitation du public, Dahmane El Harrachi m’avait demandé de le laisser passer avant moi. Après deux chansons, le public l’arrêta et me demanda. Quand je fus sur scène, on ne voulut plus me laisser partir, me réclamant des chansons engagées, et j’ai exaucé le vœu du public. Arriva ensuite le tour du chanteur Med Lamari que le public obligea de chanter en Kabyle lui interdisant de le faire en arabe. Le chanteur informa l’assistance qu’il était lui aussi un kabyle de Makouda et chanta en effet en kabyle. Après le gala, on m’arrêta à Draa Ben Khedda, ex Mirabeau, me reprochant de manipuler les spectateurs et d’obliger les autres artistes à chanter en kabyle, des accusations sans fondements, évidemment. J’ai répondu en ces termes «Sur ma carte d’identité, il est écrit République algérienne démocratique et populaire. Si nous sommes vraiment en démocratie, comme c’est écrit, alors je n’ai fait que m’exprimer librement, sinon vous n’avez qu’à l’effacer de ma carte». Après ma sortie de prison, on m’emprisonna encore une fois, mais je ne regrette rien de mon parcours.

Vous avez produit dernièrement un album. Peut-on en savoir un peu plus ?

Mon dernier album est sorti le mois de décembre 2017. J’ai abordé plusieurs thèmes sociétaux, comme la drogue, le mal, l’Harraga, le vécu, quoi ! Ça marche bien. J’ai intégré le Bendir, Tizemmarin, Tbel et Iḍebbalen. Aujourd’hui, beaucoup de jeunes travaillent dans ce sens. Mon objectif est justement l’encadrement de ces jeunes.

On dit que la chanson kabyle rythmée a fait reculer le raï en Kabylie. Est-ce que vous êtes de cet avis ?

Non, cette chanson n’a pas chassé le raï, elle l’a plutôt aidé à s’enraciner davantage. Le 4/4 doit se faire avec des instruments traditionnels, avec Tbel et Bendir. Et il y a aussi du 6/4, le 6/8. Il y a jusqu’à 10. Et l’utilisation de ces instruments diffère d’une région à une autre. Actuellement, nos jeunes travaillent avec la boite à rythme, une ligne directe qui conditionne la parole. Faute de synchronisation naturelle, le chanteur se retrouve dans une musique sans âme, dans le sens où il ne peut exercer aucune influence sur le rythme. Il chante avec la machine et en est l’esclave d’où le fait de ne même pas pouvoir songer à ce quelque chose de fondamental appelé «âme».

C’est paradoxal de critiquer la chanson rythmée alors que ces jeunes chanteurs se produisent dans des salles archicombles ?

En Kabylie, plusieurs cabarets ont été créés et fréquentés par nos jeunes. Ces lieux malfamés ont fait la promotion de la musique raï, qui véhicule des paroles vulgaires. Une musique de boites de nuit et de cabarets, jadis interdite dans tous les médias audio-visuels. Cela a eu pour conséquences le phénomène que vous citez.

Des conseils pour les jeunes chanteurs, peut-être ?

Il faut un retour aux sources. La boite à rythme n’est pas idéale à la chanson kabyle. S’il ne faut pas l’éliminer, il faut l’utiliser avec modération. La chanson kabyle est une chanson à texte, or, il ya un manque flagrant en poésie.

Concrètement, est-ce que l’artiste peut, vraiment, vivre de son produit ?

Je ne pense pas. Surtout quand on voit les médias qui privilégient une certaine clientèle soumise, celle qui caresse dans le sens du poil.

Un mot pour conclure…

Merci à la Dépêche de Kabylie de m’avoir ouvert ses colonnes. J’invite nos jeunes chanteurs à plus d’efforts dans le travail. Si je peux leur être utile, je serai toujours à leur disposition. Il est important de revoir les impératifs de notre chanson et de s’y conformer. Innover est une chose, mais garder ses spécificités et ses caractéristiques en est une autre, et c’est là l’essentiel.

Entretien réalisé par Farida Elharani

Partager