Certes, la Kabylie, pour des raisons historiques, demeure le cœur battant de l’Algérie et la cheville ouvrière des luttes pour la démocratie et les libertés fondamentales. Certes, la Kabylie est à la pointe du combat pour la modernité et c’est elle qui confère de la visibilité au reste du pays. Néanmoins, il semble que cette vertu et cette conscience soient regardées comme particularisme par certains et comme responsabilité sans contrepartie en dividendes par d’autres. Mais que l’on ne se méprenne pas sur les potentialités et les énergies que recèle la Kabylie et qui, le moment venu, feront rebondir la situation en faveur de la démocratie et du développement socioéconomique. En tout cas, il n’est que juste et légitime de réfléchir dès à présent à la manière de sortir la Kabylie du sous-développement économique et du marasme social qui ont pris en tenaille sa population et particulièrement les dizaines de milliers de jeunes à qui le paysage économique actuel n’offre ni emploi, ni revenu, ni stabilité. Du plan spécial du président Boumediene des années 1970, au vu de la conjoncture dans laquelle il a été conçu et du sort réservé aux choix ‘’socialistes’’, il ne reste que des vestiges comme ceux visibles dans le bâti du centre-ville de Tizi Ouzou. Les entreprises publiques installées dans l’euphorie du moment et les restructurations agricoles ont subi un sort peu enviable dont le verdict a été symbolisé par le vent de libéralisme ayant soufflé non seulement sur l’Algérie, mais sur l’ensemble des pays à économie dirigiste et administrée. Sur le plan territorial, il ne faut pas omettre de signaler l’amputation de la wilaya de Tizi Ouzou d’un vaste territoire agricole à la suite de la création, en 1984, de la wilaya de Boumerdès. La plaine du Sebaou, allant de Naciria-Bordj Ménaïl à Dellys et Cap Djinet (avec Baghlia et Sidi Daoud), était le fleuron de la viticulture coloniale flétri par les politiques tordues d’arrachage de la vigne et de collectivisation maladroite.
Travail et structure familiale : profond bouleversement
L’éclatement des structures traditionnelles de la société entraîné par de nouvelles données induites par le colonialisme, le démembrement de la propriété, les nouveaux horizons ouverts par le système du salariat en Algérie ou dans l’ancienne Métropole ainsi qu’une démographie toujours croissante dépassant de loin les possibilités réelles de la région, tous ces phénomènes ont conduit à l’abandon progressif du travail de la terre et des métiers artisanaux. Les travailleurs kabyles sont alors entrés dans la nouvelle logique économique imposée par la marche triomphante du capitalisme mondial. De paysan attaché à sa terre et vivant selon la seule logique du bon sens qu’il en tire, le Kabyle glisse imperceptiblement vers le statut de prolétaire, de plébéien et, lors de l’extrême sévérité du marché de l’emploi, il plonge dans le statut de lumpenprolétariat. Cette nouvelle réalité sociale et économique, qui a pris avec l’indépendance du pays, une allure considérable, sera intériorisée et socialisée jusqu’à devenir une donnée naturelle. Aux bienfaits induits par le salariat vont rapidement se greffer les revers de la médaille : la rupture presque consommée avec l’ancien mode de vie (agriculture et artisanat) et la soumission aux aléas de l’emploi moderne. L’aléa le plus visible et le plus dommageable sur le plan psychologique et sur le plan de la cohésion sociale est le phénomène du chômage qui pèse de plus en plus sur la frange juvénile de la société. La destruction du peu de tissu industriel public implanté dans la région n’a pas pu encore être compensé par l’investissement privé qui s’est matérialisé ces dernières années par l’installation de petites unités industrielles, particulièrement dans le secteur de l’agroalimentaire. Une véritable plaie sociale s’ouvre alors, jetant dans la marginalité et le désœuvrement des milliers de jeunes que même l’accomplissement du service national ne délivre pas des serres du chômage. Les incidences sur la vie en société ne se sont pas fait attendre : banditisme, violence, agressions, cambriolage, suicide, phénomène ‘’harraga’’, trafic de drogue, constituent la triste symptomatologie du malaise social. A cela s’ajoute le regard peu amène des camarades nourris artificiellement à la rente paternelle de l’euro. Les chemins vers le désespoir et l’autodestruction sont alors grand ouverts. Les événements du Printemps noir et les troubles chroniques qu’ils ont charriés pendant presque deux ans ont quelque peu obscurci davantage les horizons sur le plan social en dissuadant les éventuels investissements créateurs d’emplois dans la région. Depuis le scrutin partiel de novembre 2005 qui a renouvelé les assemblées communales de la région, la Kabylie a, malgré quelques signes d’espoir sur le plan économique et un certain frétillement culturel venant du monde associatif ou de structures publiques, continue, en matière de perspectives politiques et sociales, à ‘’broyer du noir’’. Bien avant qu’elles puissent présenter un quelconque bilan, ces assemblées ont été appelées à renouvellement le 29 novembre 2007. Les ahans de ce scrutin n’ont pas cessé de se manifester par des crises récurrentes dans certaines communes jusqu’aujourd’hui (Taourirt Ighil, Akbou, Ouaguenoun,…) ; ce qui, inévitablement se répercute sur la vie quotidienne des citoyens. Les communes étant, sur le plan financier, souvent déficitaires dans la région, les populations scrutent surtout les horizons des plans de développement tels qu’ils sont mis en branle dans les autres régions du pays, à l’image des Hauts Plateaux et du Sud. En matière d’infrastructures, la région de la Kabylie a bénéficié ces dernières années de certains projets de développement touchant les infrastructures de base et les équipements publics. Après la réalisation des barrages de Taksebt (Oued Aïssi) et Tilesdit (Bechloul), les projets d’adduction vers les agglomérations et villages ont été lancés. Le tronçon d’autoroute du sud de la ville de Tizi Ouzou constitue en lui-même un projet structurant qui sera suivi de la ligne de chemin de fer dont les travaux ont été lancés. L’aéroport Abane Ramdane de Béjaïa a fait l’objet de travaux de confortement et de réhabilitation. De même, beaucoup de zones de montagne connaîtront bientôt l’“odeur’’ et la chaleur du gaz de ville. Si dans le reste du pays, les investissements privés ne vont pas à la vitesse et avec le volume exigés par les besoins économiques en matière de création de richesse et d’emplois, en Kabylie l’effort à fournir est encore plus considérable vu qu’un immense retard dans la création d’entreprises (PME/PMI) et dans l’encouragement du micro-crédit est enregistré. Il se trouve même que, suite aux événements du Printemps noir de 2001, la région a connu des délocalisations d’investissement vers d’autres wilayas, ce qui a aggravé davantage la situation sociale et économique des populations. Certains travaux d’infrastructure intégrés dans des projets structurants ont fait face à des difficultés particulières dans la région. Le relief montagneux, la rigueur du climat, l’uniformisation des autorisations de programme (prix unitaires des travaux) sans tenir compte des difficultés propres à la région ont fait que les entreprises de réalisation ont été pénalisées et tentent de bouder les procédures de soumission. Cet état de fait, outre les écueils liés au foncier et aux différentes régularisation, a créé des retards sur les chantiers au point que, en 2007, les consommations des crédits d’équipements de la wilaya de Tizi Ouzou jusqu’au mois d’octobre étaient inférieures à 30%. La manchette de notre journal l’annonça sous le titre : ‘’L’argent de la Kabylie retourne au Trésor !’’.
Pour une nouvelle dynamique
La Kabylie laisse sourdre des voix sorties de ses entrailles, voix qui cherchent des voies appropriées pour sortir la région du sous-développement économique et redonner un espoir à sa jeunesse rongée par le chômage, l’échec scolaire, la mal-vie et les horizons fermés. Aussi étonnant que cela puisse paraître, ces revendications d’un mieux-être socioéconomique ne viennent pas de groupes d’opposition marginalisés par le jeu institutionnel et voulant, de ce fait, doubler les structures administratives habituellement chargées de ces questions ou faire ‘’l’intéressant’’ et braquer sur eux les feux de la rampe. Il s’agit principalement d’élus de différents partis siégeant au sein des Assemblées populaires de wilaya de Tizi Ouzou et Béjaïa qui, en premier lieu –et ce n’est que justice et imparable logique- réclament plus de prérogatives pour les élus du peuple.
Décentralisation et rôle des élus
La suprématie des instances exécutives sur les instances élues –un des points évoqués par la Plate-forme d’El Kseur– a lourdement pénalisé jusqu’ici la marche générale de nos institutions et a surtout contribué à discréditer leur action auprès des populations électrices. La revendication de certains élus charrie un certain nombre de points qui font office de ‘’programme gouvernemental’’ pour la région. Pour les élus RND de Tizi Ouzou, qui ont décliné, en 2008, pour le président de la République leur ‘’programme’’ en treize points, la seule manière de redonner espoir aux populations de la région sera une espèce de ‘’plan Marshall’’ qui portera, entre autres, sur une voie ferrée et une autoroute entre Tizi Ouzou et Béjaïa, une autre voie entre le chef-lieu de wilaya et sa région sud (Tizi Ghenif) et un aérodrome à Fréha. Les propositions touchent aussi le secteur de la santé, les infrastructures sportives, les structures touristiques (principalement à proximité du barrage de Taksebt) et les éventuels dégrèvements qui devraient concerner la tarification des produits énergétiques pour les zones de montagne, suivant, en cela, l’exemple du Sud algérien où la consommation électrique est soutenue par l’État. Pour la wilaya de Béjaïa, ses élus demandent une plus grande autonomie et un plan spécial de développement. Le ‘’rééquilibrage des investissements’’ que souhaite l’APW de Béjaïa ne peut se réaliser sans un minimum de déconcentration des pouvoirs, ce qui suppose une décentralisation plus accrue et plus substantielle du territoire, des institutions et de la décision. Dans une autre initiative, des députés de la même wilaya (FLN, ANR, RND et indépendants) ont saisi, au cours de la même année, les ministres des Travaux publics et de l’Énergie pour faire rattraper à la wilaya ses retards de développements dans ces deux secteurs. Ces élus déclarent vouloir » asseoir des mécanismes de concertation entre l’ensemble des élus de la wilaya en vue de conjuguer les efforts pour venir à bout des contraintes qui entravent le développement « . De toutes les façons, aucune ambition démocratique ne peut faire l’économie de la participation des élus au processus de développement par le moyen de suggestions et de participation à la prise de décision. Cette vertu démocratique, mise en œuvre dans les pays développés, fait intervenir la société civile dans son acception la plus large : les partis politiques, les syndicats, les organisations de la jeunesse, l’université et les organisations professionnelles. Au jacobinisme maladif et castrateur des structures de l’État, seule une réaction citoyenne permanente et civilisée pourra, à moyen terme, opposer souplesse, plus grande marge de manœuvre et déconcentration des pouvoirs.
Pour une véritable intégration nationale
Car, malgré les écueils du relief et les conflits fonciers, la Kabylie possède des potentialités immenses en tant que territoire à vocation touristique, en tant que contrée à façade maritime et en tant qu’incontestable réservoir de ressources humaines. Dans l’état actuel de la configuration des plans de développement des autres régions du pays, la Kabylie se présente, comme l’illustre une simple carte géographique, comme un arc ou demi-cercle isolé face à la mer prenant naissance à Souk El Tenine (Béjaïa) et se terminant à Tigzirt. Si le barrage de Koudiat Acerdoune (640 millions de m3) implanté à Lakhdaria desservira Draâ El Mizane et ses environs, l’autoroute Est-Ouest demeure, par contre, inaccessible, du moins excentrée, par rapport aux wilayas de Tizi Ouzou et Béjaïa. Le raccordement des deux wilayas à l’autoroute est une nécessité vitale pour toute la région. Ce sera le poumon par lequel pourront respirer les contrées isolées de la montagne. Pour la wilaya de Béjaïa, un compromis semble être trouvé par la réalisation de la voie express de la vallée de la Soummam (sur la RN 26) de façon à créer la jonction entre la capitale des Hammadites et le carrefour d’Ahnif à Bouira à partir duquel l’utilisation de l’autoroute est possible. Pour le cas de la wilaya de Tizi Ouzou, il semble que seule une modernisation sérieuse de la RN 25 (Draâ Ben Khedda-Draâ El Mizan) pourra faire gagner à la région l’autoroute par la Gare-Omar. Sur le plan des infrastructures et équipements touristiques, tout reste à faire. Les vieilles réalisations des années soixante-dix (hôtellerie publique) ont atteint leurs limites depuis longtemps. Les investissements dans ce domaine ont besoin de facilitation en matière d’accès au foncier et au crédit, de même que des incitations fiscales sont nécessaires. Avec le retour de la paix, ce sont les sites ciblés par les visites touristiques qu’il y a lieu de mettre en valeur. Un pays qui abandonne Tala Guilef, qui oublie Tikjda, qui ne pense pas à l’Akfadou et qui tourne le dos à la mer est certainement en déficit d’imagination. Tous secteurs confondus, c’est à un plan de développement historique qu’appelle la nouvelle Kabylie pour que ses enfants reprennent espoir et que l’intégration nationale ne soit plus un mot creux.
Amar Naït Messaoud