Virée à la Kalaâ d’Ath Abbas

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Le printemps est si beau cette année, avec l’herbe qui pousse, les roses qui jaillissent, les oiseaux qui gazouillent et la Kalaâ d’Ath Abbas, pour se recueillir sur les tombes de Mohamed et Boumezrag El Mokrani, vaut bien le détour.

De Ighil Ali, la route qui mène vers El Kalâa est en ascension sur environ 4 km, avant qu’on s’engage sur un chemin plat sur environ 10 km. A mesure qu’on progresse, le maquis gagne du terrain avec des forêts et de petites pinèdes faites de pins d’ales et, parfois, d’arbres verdoyants bordant cette route par endroits lui conférant un charme inaltérable. Sur les crêtes des collines, fort nombreuses, des paysages enchanteurs s’offrent à nos yeux émerveillant les amoureux de la nature, surtout en pleine période de végétation avec toute cette verdure qui occupe les plaines. C’est en pleine forêt de Boni, à hauteur d’un « trois chemins », qu’on s’est arrêtés pour humecter le gosier d’une eau de source minérale fraîche sortie des entrailles de la terre, humer à plein poumon l’air pur et sentir les parfums enivrants des fleurs sauvages qui nous montent jusqu’aux narines. Parmi les curiosités qui s’offrent à nos yeux, apparaît au milieu d’une pinède, une maison forestière qui ressemble à un gîte. Enfin, sur la gauche de ce carrefour, une plaque d’orientation signale le village la Kalaâ à 7,5 km. Le chemin carrossable, tracé au milieu des flancs abrupts des collines, est très étroit et traverse des canyons. Les éboulements quasi-quotidiens de pierres gênent énormément la circulation. En arrivant à la porte principale du village, appelée « Porte Ouâdji », nous avons marqué une seconde halte pour voir ce que la nature a façonné comme environnement sauvage d’une beauté exceptionnelle. Les mamelons pointus et agressifs, les ravins sinueux, les hameaux de maisons perchées sur les crêtes ou collées aux flancs des collines tels des orgues, le tout forme un panorama splendide dont on a du mal à détourner les yeux. D’autre part, contempler les friables des matériaux de la muraille qui a entouré la forteresse, dont un pan ostentatoire et mémorial, résume toute la grandeur de cette citadelle. Celle-ci est construite avec de la pierre locale sur environ 1,50m de hauteur et 1m de largeur. A côté une cabane ancienne tient encore le coup. « C’est un mausolée que les villageois visitent à n’importe quel moment de l’année », nous explique-t-on. Un peu plus loin, apparaît, après un virage anodin, le village El Kalaâ, lieu de notre pèlerinage.

Des stigmates qui parlent !

Nous sommes surpris du nombre impressionnant de maisons en ruines et abandonnées par les propriétaires, qui s’étaient réfugiés ailleurs à la recherche d’une vie plus clémente. A l’entrée, le cimetière des Chouhada, avec le drapeau algérien qui flotte au-dessus du portail, à l’intérieur est érigée une grande plaque commémorative où sont répertoriés 162 Chahid et, derrière, sont entreposées des carcasses de bombes et les épaves d’un avion que les moudjahiddines avaient abattu. « Dès la nuit tombée, des bombes, tirées à partir d’Ighil Ali, pleuvaient sur le village qui a été détruit à 80%, et dans la journée, ce sont les B21 qui finissait le massacre par un bombardement intense », témoigne un vieux villageois. « Aussi, en 1959, toute la population a été délocalisée et éparpillée entre Bordj Bou Arréridj et Ighil Ali. Déracinés de leurs terres et déstructurés socialement, à l’indépendance, quelques uns ont regagné leur village, d’autres, constatant leurs maisons complètement détruites et, par manque de moyens pour les reconstruire, ont préféré rester en ville », continue notre interlocuteur qui, de temps en temps, reste un moment silencieux avant de lancer un râlement d’amertume sur les affres endurées par la population durant toute la période coloniale, ponctuée par deux guerres dont la région était le porte-drapeau. Arrivés au centre du village, qui semble être désert, à l’entrée, nous marquâmes notre troisième halte au niveau d’une placette. Le premier édifice qui s’offre à nos yeux est la grande mosquée, El Kabir. Sur la longue façade longeant cette placette est scellé un mémorial retraçant la vie du héros, El Mokrani. Cette mosquée, avec son architecture andalouse et son minaret orné de pierres turquoises, semble résister encore aux effets du temps et des guerres. A côté de cette mosquée, le mausolée de Hadj Mohamed El Mokrani, sur lequel est érigé un deuxième mémorial où est écrit : « Mohamed El Mokrani, né à la Kalaâ d’Ath Abbas en 1815 et décédé à Oued Souflate, dans la région de Bouira, le 05/05/1871. Secondé par son frère Boumezrag et Cheikh Belhaddad de Seddouk et à la tête de 20 000 cavaliers, il a livré une bataille farouche aux troupes de l’armée coloniale ». Derrière cette mosquée, la maison, totalement effondrée, de la famille El Mokrani. « Cette maison, qui a connu une grande épopée, devrait être restaurée et classée comme patrimoine historique », dira un citoyen. A 100m de là la trappe très ancienne d’un bunker est recouverte d’une plaque en bois. « A l’intérieur de ce bunker, construit en briques et formé d’arcades, des anneaux sont scellés aux murs. Certains disent qu’il a été utilisé comme armurerie et poudrière », nous apprend-on. Il est facile de constater que 80% des habitations sont dans un état de délabrement avancé et beaucoup étaient tombées en ruines ou totalement rasées. Néanmoins, certaines maisons, dont le nombre est insignifiant, ont été construites récemment. « Avant la colonisation, le village comptait environ 7 500 habitants, aujourd’hui, il reste environ 130 foyers », regrette un autre citoyen. En effet, les quelques résidents qui vivent dans cette forteresse se plaignent d’un manque criard en commodités les plus élémentaires.

Retour sur l’histoire…

La région a connu plusieurs émirs durant le règne de l’empire ottoman, dont Benabderrahmane, aïeul des El Mokrani, venu d’abord s’installer, vers la fin du 15e siècle dans les Bibans, avant de se fixer définitivement à Ath Abbas. Il s’est distingué après qu’il eut bien géré quelques événements, et les citoyens lui reconnurent son autorité. A sa mort, son fils Ahmed lui succéda et se donna le titre de roi. Il mourut en 1510, après avoir fondé la Kalaâ d’Ath Abbas, une forteresse inexpugnable perchée sur le sommet d’une colline à 900m d’altitude, au milieu d’un grand massif montagneux, entourée de forêts de pins d’hales et de pinèdes et datant du moyen âge. Comme les pierrailles de ces collines qui l’entourent, elle a résisté aux guerres, à la nature et aux effets du temps. Depuis, le pouvoir et les biens des El Mokrani sont légués de père en fils. Les Français, après leur invasion en 1830, ont fait d’Ahmed El Mokrani, ascendant direct de Mohamed El Mokrani, leur allié en lui attribuant le titre de Bachagha. Entre 1845 à 1847, il s’est isolé dans son royaume, suite à une ordonnance de l’autorité française voulant porter atteinte à son prestige, lui retirant le pouvoir sur certaines tribus de Kabylie et des Ouled Naïl. Il mourut en 1853 et le gouverneur français a profité de l’occasion pour s’emparer d’une partie des terres qu’héritait son fils Mohamed El Mokrani. En 1866 et 1869, l’invasion de criquets et la sécheresse, avaient ruiné les paysans qui mourraient par milliers des suites d’épidémies qui s’étaient déclarées dans la région. Les grands chefs religieux, à l’image des El Mokrani, distribuaient tous leurs stocks de céréales sans pouvoir arriver à juguler la demande. Pour calmer la révolte des paysans, ils ont fait appel aux usuriers juifs pour des emprunts d’argent qui leurs ont servi à acheter des grains chez les minotiers des hauts plateaux. Mais malgré cela, la situation est restée des plus critiques. C’étaient là les préludes d’une guerre annoncée. Mohamed EL Mokrani, voyant son pouvoir diminuer quand l’autorité coloniale lui confia un poste de conseiller dans la première assemblée municipale, le poste de maire étant attribué à un français, il écrit à ses supérieurs pour leur annoncer sa démission en tant que Bachagha et que, désormais, il fera parler les armes pour laver son honneur. Le 16 mars 1871, à la tête d’un bataillon, il déclara la guerre à l’armée coloniale en signant le premier attentat à BBA. Voulant, coûte que coûte, en finir avec ses alliés d’hier, il fit appel à ses ex rivaux de la puissante confrérie La Rahmania de Seddouk, Cheikh Mohand Améziane Belhaddad et de ses deux fils, Aziz et M’hand, pour mener ensemble l’insurrection du 8 avril 1871. Des émissaires furent envoyés et repérés après d’incessants va-et-vient. Après des semaines de palabres, Cheikh Belhaddad, réticent et ne voulant pas de cette guerre, mais influencé par ses deux fils, cède tout de même en laissant un dicton : « Erray dh’amchoum maâna ath’nagh ». Le 8 avril, jour du marché à Amdoune n’Seddouk, après avoir accompli la prière du Dhor, il proclama le djihad devant des milliers de fidèles en les exhortant à combattre l’ennemi colonial. Toutes les régions de Kabylie et d’ailleurs se sont ralliées à l’appel en se lançant à l’assaut des troupes françaises qu’ils ont fait reculer jusqu’à la Mitidja, mettant ainsi en péril tout le système colonial qu’incarnait le sinistre maréchal Randon, le bourreau de Lalla Fatma N’Soumeur. Mais la réponse de l’armée coloniale ne s’était pas faite attendre, avec la mobilisation d’un important arsenal militaire composé de milliers hommes, d’armes et de munitions. Mohamed El Mokrani a été tué le 5 mai 1871, à oued Souflate dans la région de Bouira lors d’une grande bataille livrée à l’ennemi. Sa dépouille fut transportée à son village natal, sur ordre de son frère Boumezrag, et il y fut enterré parmi les siens. Il repose à l’intérieur de la mosquée El Kabir dans un mausolée. Son parcours historique a été écrit sur une grande plaque commémorative. Le flambeau a été repris par son frère Boumezrag, désigné à la tête de l’insurrection. Après 9 mois de combat, les chefs rebelles ont été capturés et jugés par l’armée coloniale qui les a déportés, avec d’autres insurgés, en Nouvelle Calédonie, une île du pacifique. Cheikh Belhaddad, à cause de son âge avancé 83 ans, fut mis en prison où il mourut. En plus des morts et des déportations des chefs militaires, les familles des insurgés ont subi des représailles inhumaines et des châtiments aux effets durables dans le temps et l’espace.

Leurs meilleures terres ont été séquestrées et des amendes leurs ont été infligées. La Kalaâ d’Ath Abbas, ce magnifique royaume, ce monument historique témoin de hauts faits d’armes, attire de nombreux visiteurs qui viennent se recueillir sur les tombes des El Mokrani, s’imprégner de leur histoire millénaire et découvrir un grand village médiéval qui séduit avec ses célèbres maisonnettes anciennes à pans de bois construites avec des matériaux locaux. L’état, en guise de reconnaissance du combat des deux héros, a décidé de réhabiliter les possessions des El Mokrani et de construire un mausolée et un musée à la Kalaâ d’Ath Abbas.

L. Beddar

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