D’aucuns estiment que chanter durant les années 70 était un risque à prendre. L’art était synonyme de dépravation et de transgression d’un ordre sociétal établi. Le même regard rétrograde visait les hommes comme les femmes. Au milieu de
« ce chantage » social, des femmes ont pris le dessus sur la société en s’affirmant grâce à l’unique portée de leur voix. Une voie royale qui brisera, ainsi, les préjugés d’une société coincée dans des carcans dépassés. Parmi elle, Aldjia, une voix douce et surtout sincère qui a su se défaire des regards préconçus sur l’art. Ce dernier s’avèrera, par la suite, être un moyen de lutte, de vie et tout simplement une raison d’existence. Dans cette interview qu’elle nous accorde, Aldjia revient d’abord sur ses débuts dans la chanson, ses duos, sa carrière en solo et sa perception du monde de l’art et de la chanson. Ses projets ne seront pas en reste, puisqu’elle les évoque avec précisions, notamment ses galas en préparation, dont un le 28 octobre à Paris.
La Dépêche de Kabylie : Chanter durant les années 70 et 80 était un combat exposé pour vous les femmes, comment êtes-vous venue à cet art ?
Aldjia : Les années 70 et 80 était la meilleure période pour chanter, d’après les anciens artistes. Moi, j’ai commencé en 79 avec le groupe Djurdjura (j’avais remplacé une des 3 sœurs), je confirme donc que c’était la meilleure période. Les femmes et les hommes qui sont venus à la chanson ne se sont pas engagés juste pour chanter, ils avaient des choses à dire, des messages à faire passer, des motivations, des convictions, l’amour de l’art. Il y avait de la fraternité de la convivialité cet égoïsme n’existait pas, de même que cette course effrénée à vouloir se décapiter les un les autres. Chacun avait sa place dans la dignité le respect de soi et des autres.
Le regard rétrograde de la société kabyle d’antan envers l’art constituait un frein à l’émancipation artistique des hommes comme pour les femmes, comment avez-vous fait face à ce regard ?
Petite, j’ai toujours aimé chanter, je suivais ma mère et les femmes de la famille à chaque fois qu’il y avait une fête quelque part, je les suivais également à la fontaine, un autre lieu de rassemblement, de retrouvailles, de discussions, de gaieté et de commérages aussi pour les femmes. J’écoutais la radio là où je pouvais, puisque nous, on n’en avait pas. J’écoutais Hnifa, Chérifa, Anissa, Djamila, Slimane Azem, Bahia Farah et bien d’autres. En parlant de Bahia Farah et de Hnifa, je leurs ai fait un hommage en adaptant Acwiq N’Hnifa et la chanson de Bahia Farah « Yedjayi », c’est passé inaperçu à cause de l’éditeur que je croyais œuvrer pour la culture… En 79, quand j’ai annoncé à ma mère que je voulais devenir chanteuse, sa réponse fut comme une bombe : » Amek a nentaq di taddart ». Je savais que c’était grave pour les kabyles. La femme qui chante était une femme perdue, dépravée et sans honneur, tghad iyi yemma, mais j’étais prête au sacrifice. Comme si je pouvais la consoler, je lui ai promis de tout faire pour démontrer à tous que ce n’est pas le cas, que la chansons est un art et qu’on peut être une femme chanteuse tout en restant propre, digne avec des vraies valeurs et garder la tête haute. Pendant une certaine période, j’étais la risée de la famille, la brebis galeuse, j’ai eu le droit aux mauvais regards, aux chuchotements, aux commérages, des choses insupportables mais j’y ai fais face. Aujourd’hui, la promesse que j’avais faite à ma mère, je l’ai tenue. Malheureusement, j’ai perdu mon père. Je suis mariée, j’ai des enfants et, sans prétention aucune, je suis fière de moi et de ma mère aussi. Aujourd’hui, on lui demande les albums de sa fille, elle marche la tête haute et quand je passe à la radio ou à la télé si je ne salue pas et n’évoque pas les gens de ma famille et du village, je reçois des reproches. On peut être chanteuse, mère de famille tout en restant digne et respectée avec des vraies valeurs.
Vous avez chanté avec beaucoup d’artistes, avant de vous engager dans votre carrière, en quelle année avez-vous produit votre premier opus ?
Je disais que j’ai débuté la chanson en 79 avec le groupe Djurdjura, mais je ne suis restée que quelques mois avec elles, étant donné que je voulais faire carrière en solo, mais j’étais obligée de passer par les duos avec notamment, Aït Meslayen (qu’il repose en paix), Fahem et Ait-Menguellet quand il a refait le coffret (les années d’or). Ce ne fût qu’en 82 que mon 1er album est sorti avec le titre phare qui m’a révélé au public, Aruba N’cac, composée par Fahem. Après 6 ou7 albums, je me suis arrêtée pendant une certaine période, pour m’occuper de moi même et de mes enfants. Maman avant tout ! J’ai repris le chemin des studios en 99, je sors un album tout les 18 mois, malheureusement, je n’ai jamais eu la chance de tomber sur un éditeur qui fasse son travail dans les règles.
Depuis vos débuts dans la chanson, cette dernière a connu des mutations diverses, quel constat tirez vous de cette « évolution » ?
Nous avons tous connu mieux, je disais plus haut que dans les années 70 et 80 la chanson était considérée, il y avait de la recherche, de la création, tant pour les textes que pour la musique, et le public était très attentif. Depuis, il y a eu beaucoup d’évolution, tant mieux si on avance, évidemment ce n’est pas la même génération, ce n’est pas le même public et la chanson a pris un autre tournant pour des tas de raisons, il y a à prendre et à laisser, chacun son goût. Je ne suis pas contre l’évolution et la nouveauté moi aussi j’évolue, j’avance, tant qu’il y a de la création, de l’inspiration et qu’on n’oublie pas les piliers de la chanson kabyle. A une certaine période, c’était la déferlante du non stop, des reprises et des chefs d’œuvres massacrées. Je pense que petit à petit le public revient un peu en arrière pour retrouver la vraie chanson. Personnellement, j’écoute un peu de tout, il y a des choses que j’aime, mais je suis très nostalgique aux anciens. J’aime les vraies valeurs.
Quels sont les sujets que vous aimeriez chanter encore ?
J’ai chanté divers sujets, thayri, les problèmes de société les problèmes de la femme en général et kabyle en particulier, les fêtes, les peines, l’immigration, mais il y a des sujets que j’aimerais chanter, tels timucuha que racontaient les anciens, la nature que j’aime beaucoup, évoquer juste la forêt, les fleurs, les oiseaux, écologie etc.
Vous revenez avec un nouvel album, pour l’année prochaine probablement, un bref aperçu sur ce travail ?
Je voudrais revenir un peu sur l’avant-dernier album qui n’a pas donner le résultat escompté pour la même raison, à savoir la mauvaise promotion, la publicité la distribution, l’édition n’a pas daigné faire le travail. Un album, avec notamment de belles chansons composées entre autres par Djerdi Djillali qui est mon soliste et mon attaché de presse en même temps, Mariche Ahcène et moi-même, et les musiques de Slaïm Karim, avec les arrangements de Halit Madjid, un travail d’équipe. J’aime bien évoquer les personnes avec lesquelles je travaille, c’est du respect. En effet, je suis sur un nouvel album pour la nouvelle année, il est juste en préparation, je pense entrer en studio en février, j’espère qu’il sera prêt pour le mois d’avril ou mai 2012 In’challah.
Vous travaillez avec d’autres artistes, comme Izenzaren, quel est l’apport de ce groupe dans cet album ?
Pour la préparation du nouvel album, je suis en contact avec le groupe Izenzaren, notamment Mourad que j’ai eu le plaisir de rencontrer à l’occasion du clip de son fils (Djaffar Ali Mammar) et Muh At Burenna, que je remercie, de là s’est créée une amitié des rencontres et ce projet de travailler ensemble, puisque je leur ai fait part de mon désir d’enregistrer un nouvel album pour 2012 après 2 ans du précédent. Quand j’ai chanté à la Maison de la culture Mouloud Mammeri, j’ai eu le plaisir d’être accompagnée par les musiciens Izenzaren. L’apport du groupe, c’est l’amitié la sincérité et le respect mutuel, une aide précieuse, un nouveau départ pour la suite de cet album. Je les salue au passage.
Un mot sur les reprises qui sont légions actuellement chez nous ?
A une certaine période tout était permis dans la chanson kabyle, il y a eu un lâchage du n’importe quoi, une saturation du non stop à ne plus savoir quoi écouter, des reprises pour faire reculer le rai et faire oublier tous les mauvais événements, peut-être! Il en faut pour tous les goûts, mais ça a fait beaucoup de tort aussi, notamment aux chanteurs et chanteuses dont les œuvres ont été mal reprises, voir massacrées, c’est déplorable. Du non stop, je n’en suis pas contre, à condition de créer, d’innover, rechercher. Ce que je n’apprécie pas c’est tout ce mélange de charabia en Français et en Kabyle. On a une très belle langue, riche en vocabulaire, pourquoi y mêler des mots en français. Heureusement, le public revient doucement à la chanson à texte, à la création… à l’art.
D’autres projets, peut être …?
Certainement, en plus de la préparation du nouvel album, je prépare 2 clips pour sa promotion, des émissions à la télévision et de radios, ici en France et en Algérie, des galas en préparation, dont un le 28 octobre à Paris.
Pour terminer, je vous remercie de m’avoir donné l’occasion de m’exprimer, je remercie pour leur aide toutes les personnes avec lesquelles je travaille, je remercie mon public aussi et à chaque fois que j’ai l’occasion de chanter, c’est un bonheur d’être avec eux.
Propos recueillis par M. Mouloudj