Une agora pour la fête, la convivialité et la solidarité

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Les points de ralliements sont généralement les mausolées des saints marabouts disséminés à travers les crêtes de nos montagnes. À cette occasion, celui qui a emporté les suffrages de la fête est incontestablement Jeddi Menguellet dont le mausolée se trouve au cœur du aârch des Ath Menguellet, dans la commune de Aïn El Hammam.

La fête de Taâchourt revêt un caractère particulier en Kabylie, même si certains rites ou traditions ont perdu de leurs fastes au cours des deux dernières décennies. Cependant, l’on a constaté depuis au moins cinq ans qu’une certaine ferveur a gagné quelques villages de cette région dans le sens de continuer à honorer selon la tradition cette fête. L’intérêt porté à la fête de l’Achoura par les populations de la Kabylie peut paraîre en tout cas comme une petite curiosité « ethnographique » que certains auteurs ont voulu rattacher à une tradition chiîte perdue dans les méandres de l’histoire. Peu importe. Le côté festif, convivial et solidaire de cette tradition dépasse de loin les considérations purement religieuses, même si celles-ci en sont à l’origine. Au cours de ces dernières années, nous avons eu l’occasion de suivre de près par exemple l’actualité de la fête de Taâchourt chez les Iwaqurène. Ce sont les populations de la ville de Rafour, dans la commune de M’Chedallah (wilaya de Bouira). Les cérémonies, les rites et le faste entourant cette fête n’ont jamais été ébranlés par le clinquant de ce qui est appelé la vie moderne. Le sacrifice des veaux et moutons et la cérémonie de vœux publics continuent comme au bon vieux temps. On nous sur a appris sur place lors d’une fête de Taâchourt que, pendant les années 1970, les bêtes étaient égorgées sur le site même de l’ancien village, Taddart Lejdid, située au pied du mont Lalla Khedidja, et la viandé était transportée jusqu’à la ville de Raffour pour être distribuée. Les veaux et moutons sont acquis soit par des dons de particuliers soit par l’achat au moyen de la caisse collective du aârch. À cette occasion, tout le monde mange de la viande, y compris les éventuels invités qui viennent rendre visite à leurs familles pendant cette période. A l’occasion de cette fête, des dons en alimentation sont généralement faits par des citoyens aisés à l’association du village qui la distribue aux nécessiteux. Dans la wilaya de Tizi Ouzou, l’exemple le plus vivace est incontestablement celui de la Haute Kabylie (régions de Aïn El Hammam et Larbaâ Nath Irathène). Comme certaines régions fêtent bruyamment El Mawlid Ennabaoui, cette zone de la Kabylie a ‘’choisi’’ de l’Achoura pour faire la grande fête. Un point de comparaison permet de situer cette fête dans son cadre festif et solidaire d’antan. Il s’agit de la fête d’Azrou n’Thor ayant lieu chaque année en été pendant trois week-ends successifs. La presse, à commencer par notre journal, s’est fait l’écho au cours des ces dernières années de cette grandiose cérémonie organisée à tour de rôle par trois villages de la région d’Iferhounène. Eh bien, la fête de l’Achoura, telle qu’elle était célébrée jusqu’au début des années 1980 par exemple à Jeddi Menguellet et à Taourirt Amrane avait à peu près la même envergure et le même rayonnement. Les points de ralliements sont généralement les mausolées des saints marabouts disséminés à travers les crêtes de nos montagnes.

Une nouvelle immersion dans la tradition

À cette occasion, celui qui a emporté les suffrages de la fête est incontestablement Jeddi Menguellet dont le mausolée se trouve au cœur du aârch des Ath Menguellet, dans la commune de Aïn El Hammam. Perché à 900 m d’altitude entre Taourirt Menguellet/Ouaghzène et Tililit/Aourir, Jeddi Menguellet est le saint patron vénéré de cette région dont l’aura et l’influence rayonnent sur plusieurs dizaines de kilomètres. On vient de Mekla, Azazga, Larbaâ Nath Irathène, Iferhounène, Akbil et même d’Aghbalou et Aït Melikèche (situés de l’autre côté du Djurdjura) pour festoyer à l’occasion de l’Achoura et invoquer la puissance et le pouvoir d’intercession du saint. Le déplacement sur ces lieux est vu parfois comme un devoir auquel on ne peut pas se soustraire. C’est l’un des rares moments d’expression de joie collective en dehors des fêtes estivales de mariage ou de circoncision. Taâchourt à Jeddi Menguellet était le rendez-vous du tambour, de la danse, des habits bariolés, des senteurs féminines, des regards galants, des youyous à perte de voix et de rires à éreinter les zygomatiques. Le long des chemins et raidillons qui mènent sur les lieux de la fête, des enfants souriants, de fringues neuves vêtus, de filles aux robes diaprées papotant à qui mieux mieux, des femmes au pas décidé voulant cumuler bénédiction et fiesta, tout ce beau monde se rend souvent à pied, par le moyen de transport public et parfois en voiture. En tout cas, pour ceux qui s’y rendent par

véhicules particuliers, le stationnement n’est pas une partie de plaisir tant tous les coins et les recoins de l’étroite route goudronnée située en bas du mausolée, et qui descend sur Yatafène et Ath Ilem, sont occupés dès le petit matin. Peu importe le moyen de transport, pourvu que, avec les copains et les amis rarement réunis de cette manière, on puisse se défouler et donner libre cours à son corps envoûté par les rythmes séculaires et authentiques du tambour et des fifres.

Des processions interminables d’hommes et de femmes pressent le pas depuis Icherridhène, Aït Mimoun et Ath M’Raou le long de la RN 15, poussées par le souffle éthéré de la promesse d’un divertissement certain et d’une visite où se mêlent souvent le profane et le sacré. Le même spectacle est visible sur la route qui mène de la cité Akkar de l’ex-Michelet jusqu’au grand virage aigu en contrebas de l’édifice du mausolée du saint homme.

Jusqu’à sa disparition en 1998, Kaci Iboudrarène était le tambourinaire attitré de la place de Jeddi Menguellet pendant la fête de Taâchourt qui s’étale parfois sur quatre jours et trois nuits. Les pèlerins ont droit à des agapes collectives où le couscous aux pois chiches, accompagné de viande, est roi. Les cérémonies se déroulent dans une atmosphère de bonhomie et de sérénité irréprochables. Les femmes et les hommes siègent dans une forme de relative mixité. À chacun des sexes est réservé une sorte de pavillon pour dominer la scène et la piste de danse. Mais les pavillons ne sont pas hermétiques ; leurs occupants circulent librement et les scènes de discrète galanterie ou de drague pudique ne sont pas rares entre jeunes. Il arrive même que, après l’Achoura, des mariages se contractent sur la base des connaissances nouées pendant cette fête grandiose. Dans un autre village de la commune de Aïn El Hammam, la fête de Taâchourt est vécue aussi dans sa plénitude autour de Cheikh Aârab, un homme pieux devenu saint après sa mort au début du 20e siècle. Les villages avoisinants sont invités à se rendre à la fête pour marquer la solidarité et la communion. La famille Ath Bouali, sur la terre de laquelle est bâti le mausolée du saint homme se démène pour nourrir et satisfaire tous les invités. Couscous, viande, et boissons à profusion. Bien sûr, il y a toujours une partie qui vient des dons des villageois. La Haute Kabylie possède encore d’autres lieux de pèlerinage pendant la fête de Taâchourt. Nous citons pour exemples le village de Boudafal, autour du saint tutélaire local, et le mausolée de Cheikh Mohand Oulhocine, tous les deux dans la commune d’Aït Yahia. Dans le village d’Agouni n’Teslent, on confectionne, à l’occasion de cette célébration, des bâtons bien droits appelés Tahayuts, rayés de façon hélicoïdale, que l’on donne aux petits enfants pour aller faire du porte-à-porte dans tout le village en vue de demander Aheddur ou bien Afdhir (fin feuillet de galette) aux chef de ménage tout en élevant le bâton dans l’air. Pendant sa marche dans les venelles des quartiers, l’enfant récite une comptine par laquelle il exprime sa demande : Hayu, Hayu ! Fkiyi aheddur… Une chose paraît certaine : malgré l’abandon d’une partie des traditions au cours d’une période difficile de notre histoire faite de terrorisme et de brusques changement sociaux dus à la nouvelle situation économique du pays, la nécessité de renouer avec les traditions, à commencer par celle de Taâchourt, commence à être fortement ressentie par la jeunesse d’aujourd’hui pour réaliser la pleine immersion dans l’authenticité de notre culture tout en travaillant à sa modernisation.

Amar Naït Messaoud

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