Elle est encore là. Elle est toujours là, cette femme un peu dérangée… “Là”, c’est la mairie, c’est la pizzeria de la mairie où face à la mairie. Elle est là depuis bientôt deux ans.Cette pauvre et courageuse femme, je la vois le matin, je la vois le soir, je la vois aussi la nuit, à une heure tardive, lorsque je passe par ce lieu.Ces couvertures et ses vêtements, elle les coince entre le mur et le tronc de l’arbre voisin, juste au lever du jour.La nuit, elle les reprend pour se coucher devant cette même pizzeria. Le jour, elle passe son temps à discuter avec qui voudrait bien lui réserver un peu de son temps. C’est, tour à tour, avec les agents de sécurité de l’APC, les clandestins qui stationnent en ce lieu-même, le long du trottoir…Elle s’entretient aussi ouvertement avec des jeunes et moins jeunes de passage ou fréquentant cet endroit, ou venant demander ou légaliser des papiers.Parfois, elle se rappelle qu’elle est tout de même femme, malgré son état, sa situation d’abandonnée. Alors, elle se fait un peu coquette, prend son sac qu’elle se met à balancer un peu dans tous les sens pour aller ensuite déambuler au gré de ses jambes et de ses envies.Elle s’assoit ici et là : on la trouve à même le pavé ou le bitume, à l’entrée de la mairie ; on la retrouve aussi au seuil du dispensaire, inconfortablement installée sur les marches du petit escalier.Regard profond, triste, interrogateur, hébété, un peu méchant quelquefois, comme pour montrer sa colère, sa colère contre ce monde qui l’observe dans une indifférence qui ne dit pas son nom, elle attend…Très souvent, je la regarde, je l’observe en secret et je m’interroge : “Qui est-elle ? D’ou vient-elle ? Que lui est-il arrivé ? Etait-elle mariée ? A-t-elle été répudiée ?…Se peut-il aussi qu’elle soit sans famille ? Pourquoi répète-t-elle toujours, quand elle est un peu dérangée ; “C’est ton frère la cause de tous mes problème ?”“Elle”, c’est une femme qui dépasse la trentaine, peut-être trente cinq-ans,… trente-huit au maximum !“Elle”, c’est encore cette “dame” qui me regarde passer, que je regarde crier après l’homme invisible la cause de ses problèmes, de ses malheurs, un homme qu’elle poursuit de ses reproches en agitant les mains tendues vers le ciel, parfois de bon matin, parfois dans la nuit, le long de la route qui mène à la Nouvelle-ville, aux abords de la cité CNEP.“Elle”, c’es enfin cette “sœur”, cette “épouse” ou cette “mère” qui, durant la journée, arrête des passants âgés pour les accuser de l’avoir abandonnée, reniée, oubliée.Je l’ai longuement regardée en train de harceler des gens en disant à l’un comme à l’autre :“Tu es mon mari ! Pourquoi m’as-tu laissée seule ? Pourquoi m’as-tu chassée ? Je suis ta femme ! Je viens avec toi !”Un jour, un homme qui en avait assez, s’est subitement arrêté, a fait volte-face et lui a dit en criant : “Femme ! Ecoute-moi ! Je ne suis pas ton mari ! Fous-moi la paix ou je te tape dessus !”“Tu es mon mari ! Tu es mon mari !” continuerait-elle à crier, avant de cesser de le poursuivre.Je viens enfin d’avoir la volonté, le temps et l’envie de parler de cette pauvre femme.En attendant une action salvatrice dans le silence de son malheur, elle continue à déambuler le jour et regagner son gîte la nuit venue… Ce gîte, c’est l’abri que lui offre la véranda de la pizzeria devant laquelle elle étend ses couvertures sales à même le sol.“Elle” est là depuis presque deux ans. Elle y dort les quatre saisons. En hiver, elle est cinglée, fouettée par la pluie et la grêle, et le froid la pénètre jusqu’aux os.Qu’attend donc cette malheureuse femme en ce lieu qu’elle ne veut pas quitter ? Est-elle consciente du rôle et du devoir de la mairie qui lui fait face ? Peut-être… Une dernière question : “Pourquoi la police et la gendarmerie, qui n’ignorent pas sa présence en cet endroit, pendant la nuit, restent-elles impassibles à son sort ?
Mohamed Beddal