Conte soit dit un serment malmené par l’histoire

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Le plus moins vigilant des citoyens aura remarqué que le cinquantenaire de la guerre de Libération nationale a reçu plus d’engouement médiatique et livresque en France qu’en Algérie.

À un mois de l’anniversaire, le cinquantième, du jour de l’Indépendance, la scène culturelle algérienne sous toutes ses formes (TV, presse, instances universitaires, maisons d’éditions) est, à quelques rares exceptions près, ne dément pas la peu brillante réputation qu’elle traîne, à savoir qu’elle est un corps quasi inerte, engoncé dans une logique administrative et bureaucratisée. La moitié de l’année du cinquantenaire est presque épuisée, l’année scolaire est terminée, sans qu’apparaisse un signe d’un quelconque frétillement qui viendrait des associations, des instances académiques ou des institutions officielles.

En tout cas, on ne se fait pas trop d’illusions sur ces dernières, car, même si elles se réveillent au devoir de mémoire et de l’écriture de l’histoire, c’est pour servir le même discours englué dans un nationalisme étriqué arc-bouté sur une vision au « rétroviseur » et surtout non dénué d’arrière-pensées politiques servant de légitimation de personnes ou de mode de gouvernance. Pourtant, d’heureuses initiatives sont menées ça et là à l’échelle des individus, témoins de l’histoire, ou hantés par le désir de connaître objectivement et de transmettre fidèlement un pan capital de l’histoire moderne de notre pays. À l’occasion du cinquantenaire de l’Indépendance nationale, nous revenons ici sur un travail de réflexion que nous avons mené il y a trois ans sur la dimension de la guerre de Libération dans l’œuvre d’Aït Menguellet. Les avatars de la mémoire de la guerre de Libération nationale- qui ont fait qu’une forme d’insidieuse banalisation a recouvert de son triste halo l’une des épopées les plus marquantes du 20e siècle- ne devraient nullement nous détourner de l’intérêt de connaître non seulement les dures péripéties de cette étape déterminante de l’histoire contemporaine de notre pays, mais également la féconde littérature à laquelle elle a donné naissance. Le concept de littérature est ici entendu dans son sens général qui recouvre l’écriture romanesque, la poésie écrite et chantée et d’autres manifestations esthétiques liées à la production de l’esprit. S’agissant plus précisément de la poésie chantée, une tradition de la résistance à l’occupation coloniale [soulèvements populaires du 19e siècle], étoffée dans les moments les plus fastes du mouvement national [Ali Laïmache, Idir Aït Amrane et d’autres acteurs moins connus], a été poursuivie et mise à jour pendant la guerre de Libération nationale. Il ne pouvait en être autrement chez un peuple à qui histoire n’a pas fait de cadeau. L’esprit de résistance va de pair avec les grandes épopées littéraires qui sont destinées à nourrir la flamme révolutionnaire chez les guerriers en faisant un appel pressant à la mémoire collective et à la conscience historique du peuple. Des travaux axés sur une recherche exhaustive dans cette thématique ont été menés par des universitaires. L’une de ces recherches académiques les plus prégnantes est celle réalisée par Malha Benbrahim sur la poésie kabyle pendant la guerre de Libération. Au lendemain de l’Indépendance, les malheurs légués par la guerre (misère, veuves, orphelins, malades mentaux,…) et les espoirs, longtemps nourris par les horizons de l’issue heureuse de la révolution, ont été pris en charge par des chanteurs tels que Taleb Rabah (tstrunt walniw, jarhant di damen [chronologie douloureuse des événements depuis le déclenchement de la guerre jusqu’au cessez-le-feu en passant par la destrcution des villages, la politique du cantonnement, le veuvage des femmes,…]), Cherif Kheddam (laghna agui iwatmaten, widak idihyen tamurt), Akli Yahiatène (tamurtiw, tamurt idurar) et d’autres chanteurs qui ont composé des poèmes à la mémoire des hommes et des femmes tombés au champ d’honneur et en hommage aussi aux montagnes et maquis qui les avaient abrités. Quelques années après l’Indépendance, la gestion tyrannique du pays par les tenants du pouvoir n’a pas pu faire durer l’euphorie de la Révolution ; et pour cause, les populations martyrisées pendant la guerre continuaient de souffrir sous le drapeau algérien. Les valeurs de la Révolution ne sont plus à l’ordre du jour. C’est la course au pouvoir et aux privilèges. Dès le début des années 1970, une vision plus ‘’froide’’, moins enthousiaste, caractérise le regard des poètes et chanteurs envers la guerre de Libération. Non pas que le souvenir de la guerre fût émoussé- les victimes et les dégâts sont toujours là ; mais, parce qu’un désenchantement général s’abattit sur les régions qui étaient les plus impliquées dans cette épreuve exceptionnelle. Désenchantement et déception étaient les sentiments les plus partagés à la suite de la négation des droits les plus élémentaires du peuple, du clientélisme- nourri par la rente pétrolière- qui devint un élément fondamental de la gestion du pays et du parjure par lequel le serment des martyrs a été violé et renié. L’historiographie officielle, dont sont issus les programmes scolaires et universitaires de la matière ‘’Histoire’’, campe toujours, à quelques exceptions près, sur un style dithyrambique, voire hagiographique, qui exclut les erreurs, les contradictions et… les personnalités gênantes qui pourraient faire ombrage aux opportunistes de tous bords-qui se sont accaparés du pouvoir et du capital sentimental de la Révolution-ainsi qu’aux tard-venus, pour reprendre une pertinente expression de Mostefa Lacheraf.

La leçon inaugurale d’Amjahed

Pour dénoncer la tournure peu reluisante prise par le souvenir de la Révolution et pour dénoncer la violation du serment fait aux martyrs, la chanson kabyle allait s’engager sur un nouveau front à partir du milieu des années 1970. Le poète Lounis Aït Menguellet, qui était âgé de 12 ans à la fin de la guerre, fera, dans le climat morose du milieu des années soixante-dix -où un nouveau conflit (celui du Sahara occidental) faisait courir des bruits de bottes en Algérie- une entrée magistrale avec la chanson Amjahed. Dans un grand nombre de chansons qu’il produira par la suite, le thème de la guerre de Libération se trouve ou bien clairement décliné en tant que sujet majeur ou bien est présent en filigrane soutenant la trame d’un poème qui s’en inspire ou qui y fait des références qu’il s’agit parfois de décrypter. La leçon inaugurale intitulée Amjahed (le combattant) apporte une touche poétique nouvelle par rapport à la poésie ambiante de l’époque et annonce un début de remise en cause d’une vision jusque-là quasi uniforme et souvent dithyrambique de la Révolution. C’est par un tableau d’un pathos inégalé qu’il ouvre la scène :

J’ai vu la fille de la montagne ;

-Mon esprit en est hébété-

Elle se morfondait sous un rocher, Comme toutes celles emplissent nos villages.

Pauvre anonyme, tenant par sa main son fils: Elle pleurait.

Son mari est mort, son corps perdu ;

Il fut parmi les premiers à s’exposer aux balles.

Son nom au vent s’en est allé.

Il ne s’agit plus, quinze ans après la fin de la guerre, de glorifier des héros, de décrire une épopée ou de chanter des hosannas. La dimension humaine, qui a été longtemps tue et ravalée devant la nécessité d’une expression de bravoure à tout crin, trouve dans la poésie d’Aït Menguellet toute sa place.

C’est que, pour ne pas trahir la réalité il n’y avait pas que de l’engagement et de la vaillance. Il y avait aussi de la peur, de la tristesse, des regrets et mêmes des déceptions. L’historiographie aura de la peine à se pencher sur de telles situations et de tels sentiments. Seule la création artistique- roman, poésie, chanson- est à même d’aller dans les profondeurs du cœur et de l’âme blessés de l’homme. Les grands principes de bravoure, d’engagement et d’héroïsme deviennent parfois difficiles à assumer, particulièrement dans des situation d’adverse fortune où, ironie du sort, ce sont ces principes même qui vaudront à l’homme ses tracas futurs. La chanson Amjahed le dit si bien :

J’entendis le ciel gronder, La neige déversait ses flocons.

La vieille, dressée entre les battants de la porte,

Guettait l’arrivée de son fils.

Il a inventé pour toi le combat ; Au paradis, il te réservera une place.

Lorsque la mère du jeune combattant se mit à guetter l’arrivée de son fils en regardant par la fenêtre, elle aperçut une champignon de fumée recouvrir les crêtes. « Sois sereine. Ton fils est élu chef des combattants », lui dit-on. Se nourrir du seul prestige de son fils, désigné chef d’un groupe ou d’une compagnie, semble être, dans le vif de l’action, la seule raison de vivre pour la vieille. Une troisième strophe est bâtie sur le même schéma. La vieille femme, sous le vrombissement des avions de guerre qui viennent de pilonner la montagne, cherche le lieu où fils est tombé. « N’aie pas peur, lui-dit-on, [par son sacrifice], il te ramènera la liberté]. C’est dans l’avant-dernière strophe que l’on se défait d’une certaine ‘’chimère’’. On invite la mère du combattant à faire son deuil.

J’entends la forêt troublée

Et la rivière rendre l’écho.

La vieille cherchait à retrouver

Le lieu où son fils est tombé mort.

-C’est parmi ses frères qu’il est enterré ;tu devait l’oublier depuis qu’il a rejoint le front de la montagne.

La chanson se termine par la scène où le vieille rejoint l’âtre du foyer (lkanoun). Les braises sont éteintes. La femme attend toujours le retour de son fils parti au combat. À la fin, on lui ramène un cadavre.

L’âtre du foyer s’est éteint.

Le brasier est tout réduit en cendres.

Dans les ténèbres, la vieille veille,

Épiant l’arrivée de son fils.

-Drapeau, donne-lui la force de la consolation ;

On lui ramène le cadavre de son fils tel un colis.

Dans le même album, la chanson Ali d Ouali est une évocation douloureuse de la guerre laquelle, à son tour, appelle d’autres guerres. Ses acteurs sont pris dans un engrenage de violence où la place de la paix se trouve réduite à sa portion congrue. Le texte est exécuté sous forme de tableaux successifs auxquels sont accommodées des morceaux de musique bien distincts.

Entre le souvenir de la guerre de Libération, bien palpable, et le nouvel ‘’appel des armes’’ pour des causes que nous ignorons, le déroulement du poème prend les allures d’une longue épopée de presque une demie-heure, une odyssée qui se termine par une leçon de morale bien de chez nous. « Patiente mon fils, si tu as faim ; un jour, tu réaliseras tes vœux » et « Si je disais la vérité la mule ferait des petits ». En effet, le climat d’inquisition de l’époque absolutiste des années soixante-dix ne permettait aucune ‘’entorse’’ au système de l’unicité de pensée. On ne pouvait parler de la guerre que pour encenser surtout les vivants qui détiennent le pouvoir et qui se présentent comme les ‘’dignes héritiers’’ et les légataires du message de la Révolution. Combien de mal a été fait, après l’indépendance, au nom de cette noble Révolution de novembre 1954 ?

Souvent, pour aborder des sujets d’une telle complexité les chanteurs étaient contraints à des figures de style, à des allégories susceptibles d’ ‘’édulcorer’’ le message. Dans le même album d’Amjahed, Aït Menguellet dit dans un autre poème :

Le soleil qui luit, n’est pas mien ;

il appartient aux autres.

La beauté n’est pas mienne ;

elle appartient aux autres.

Rien ne m’échoit, tu le vois bien.

Ô ami ! il ne me reste que les yeux pour pleurer !

Étrange déréliction des temps maudits

Avec le développement anarchique du pays, l’avancée inexorable de la rente pétrolière qui a crée des clientèles partout sur tout le territoire et l’émergence d’une jeunesse sans grands repères culturels ou historiques, le souvenir de la guerre de Libération commence à s’émousser. Dix-huit après l’indépendance, la Kabylie connaîtra une révolte populaire, la première du genre en Algérie, par laquelle les jeunes de la région revendiquent leur identité leur histoire et leur langue. Aït Menguellet produira l’album Amacahu en 1982, soit deux ans après les événements du Printemps berbère. Le poème éponyme de l’album, fera la jonction entre la tyrannie d’aujourd’hui et les espoirs nourris par la Révolution armée.

Notre pays est devenu

Une prison bien sellée par

des barreaux de fer.

Les portes sont hermétiquement

fermées pour nous.

Lorsque nous lançons nos cris,

On nous invite à nous taire,

Tant que nos maîtres sont là.

Conte soit dit

Sur le jour où le couteau fut placé sur la gorge

Et la vérité fusa de la bouche !

(…)

Conte soit dit

Sur la montagne lorsqu’elle

rendit l’écho ;

Le souffle de sa vaillance

pénétra ses enfants.

Ils défièrent la mort frontalement

Et brouillèrent les voies de l’ennemi.

En faisant cette référence claire à la guerre de Libération et aux actes de bravoure qui l’ont caractérisée, le poète en appelle à une nouvelle résistance:

On nous a prévenus depuis toujours

Contre une vie de servage,

Pour que le dernier survivant parmi nous puisse nous venger

Dans d’autres compositions sorties au milieu des années 1980, Aït Menguellet fera référence, d’une manière franche ou implicite, au souvenir de la guerre de Libération. Dans Nekwni swarrac n Ledzayar, il parlera d’un éternel recommencement de l’incendie qui déchire le pays. Une véritable malédiction.

Un incendie s’est déclaré

puis s’est éteint.

Un incendie s’est éteint,

un autre se déclare.

À chacun de nous le temps

qui fut le sien,

Et à chacun de nous l’incendie qu’il a vécu.

Chaque époque attend son ère de paix,

Mais son chemin est,

je le crains, tortueux.

L’évocation de la guerre se poursuivra dans Ayaqvaïli (1984), Tekksem lmeshna (1986), Abrid n temzi et d’autres compositions où, même si elle n’est pas textuellement citée, la guerre est présente par la mémoire, les valeurs et les contre-valeurs qui lui sont opposées par les errements du présent.Cependant, deux chansons se détachent de cet ensemble pour revenir d’une manière frontale sur la Révolution et la perversion qui a affecté ses valeurs de vaillance, d’engagement et de justice sociale. Il s’agit de Akw nixdaâ Rebbi et Wali kan wid iruhene. La première revient sur ceux qui, déjà pendant le déroulement de la guerre, se préparaient à prendre le pouvoir de force. Eux qui ne croyaient pas aux principes même de la Révolution les portaient sur les fonds baptismaux pour mobiliser des gens dévoués, désintéressés, qui croyaient à la nécessité de la décolonisation, mais qui étaient loin des calculs politiciens d’accès au pouvoir. Le poème avance chronologiquement pour dire toutes les promesses de justice, de socialisme et d’autres ‘’merveilles’’ par lesquelles les gouvernants ont tenu le peuple en laisse. Le prélude de la chanson dit :

Nous appelâmes ceux qui

sont déjà passés,

Ceux qui sont morts pour l’honneur de la patrie.

Même si la patrie lance ses complaintes, ils ne peuvent les entendre,

eux qui sont absents pour l’éternité.

Frères, que nous puissions vous dire

Ce que nos gouvernants ont fait

de la patrie que vous chérissez tant !

Elle a fait pleurer même les arbres.

Brisée par le malotru qui est passé

Dévorée par son frère qu’on a intronisé

Elle sera enterrée par le nouveau candidat.

Personne ne leur a montré leurs limites.

La suite des strophes revient sur le règne de l’arbitraire que les gouvernants légitiment au nom de la Révolution.

Le jour où la guerre a commencé

Tous les hommes mobilisés

Croyaient que c’était pour arracher la liberté.

Or, pour vous les jeux sont faits ;

Le but, c’est le commandement et non la chasse au colon.

Lorsque vous fîtes du pays votre propriété

Pour nous, point de bénéfice.

Tout les biens vous reviennent.

Alors, vous l’appelâtes Révolution.

Que dieu vous comble de ses imprécations.

Le feu, lorsqu’il est passé

A laissé orphelins et veuves,

blessures et larmes.

Ceux qui, de bonne foi, se sont sacrifiés

Ont laissé leurs foyers vides.

Alors que vous, vous êtes toujours là.

Vous avez mis la bride au peuple,

L’avez fait marcher au pas

Et vous appelez cela la Liberté !

Wali kan wi di ruhene et l’ironie du sort

La chanson wali kan wi diruhene est une merveille littéraire qui sonde la société actuelle, avec ses valeurs perverties, à la lumière des promesses de la Révolution. On frappe à la porte d’un vieux militant de la cause nationale. Celui-ci, gagné par la cécité demande à sa femme d’aller voir qui vient leur rendre visite.

J’ai donné ma vue en hostie

Pour que d’autres voient.

À ce jour, nous en sommes encore ici

À manger du pain froid.

Le vieux fait défiler dans son esprit les éventuelles personnes qui s’aviseraient ainsi de taper à sa porte après qu’il fut oublié des années durant. Peut-être seraient-ils les anciens frères de combat ?

Ceux-là sont morts dans la guerre ;

Je ne sais s’il y en a un de survivant.

Même s’il y a un survivant,

Il ne peut me rendre visite.

La force qu’il lui faut pour arriver chez moi

Lui est ôtée par les Français.

Enfin, l’énigme cesse dès que la vieille ouvre la porte à des représentants de l’autorité venus avec une médaille à la main.

Apprends-moi qui entre là ;

Répète que je l’entende bien.

On m’apporte une médaille

Pour que je la pende sur ma poitrine.

Moi qui croyais que la vie était finie,

Nul espoir à l’horizon.

Je pensais qu’il ne restait plus rien ;

Or, il me reste encore à rire !

C’est donc vous qui êtes là !

Dans la chanson-synthèse Tiregwa, qui reprend la plupart des titres du poète sous formes de morceaux greffés et imbriqués les uns dans les autres, Aït Menguellet revient au poème Amjahed et décrit le sort peu glorieux réservé par la triste actualité du pays à ce titre.

Je me souviens du combattant authentique

Qu’on donna en hostie ;

Aujourd’hui, on lui impute tous nos malheurs.

Amar Naït Messaoud

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