Né le 28 juin 1712 à Genève, mort le 2 juillet 1778, Jean Jacques Rousseau a réussi à fédérer dans son œuvre les hommes politiques, qui cherchent à s’inspirer de ses idées ou à justifier leurs actes en se référant à ses « théories », et les amoureux de belles-lettres et des arts pour qui le rousseauisme annonçait, dès le 18e siècle, ce qui sera connu, quelques décennies plus tard, sous le nom de romantisme. Sans oublier qu’il fut herboriste et qu’il a collectionné dix herbiers dont il reste quatre.
Avec le vent de la démocratie qui souffle depuis la chute du Mur de Berlin sur bon nombre de pays autrefois menées en laisse par des dictatures idéologiques, fascisantes ou militaires, la pensée du Contrat social chère à Jean Jacques Rousseau surgit une nouvelle fois au milieu d’un fatras d’obédiences bancales dont fait partie l’islamisme politique en vogue dans le monde arabo-musulman. Qui l’eût cru? La junte de Birmanie s’ouvre sur de profondes réformes politiques au point d’accepter d’intégrer dans le jeu politique l’ancienne « pestiférée », prix Nobel de la paix, Aung San Suu Kyi. Mandela a été porté à la présidence Sud-africaine après 27 ans de prison et a, à la fin de son mandat, sereinement cédé son poste à son successeur? Le militant tunisien des Droits de l’homme, Moncef Al Marzouki, opposant impénitent au régime de Ben Ali, est devenu président de la Tunisie avec comme un gouvernement et une assemblée à majorité islamistes. L’Égypte a fait le choix d’un président issu du mouvement le plus réprimé de l’histoire du pays, celui des Frères musulmans. Sous d’autres latitudes, des remises en cause déchirantes sont opérées dans les attitudes et même dans les théories politiques suite aux désenchantements des recompositions opérées au cours des trente dernières années. L’exemple de l’Europe communautaire est sans doute le plus visible. Les exigences des politiques nationales butent si abruptement sur les impératifs de la solidarité continentale que des pays risquent, dans quelques mois ou dans quelques années, d’être laissés à la marge. La Grèce, est dans ce cas de figure, le cas le plus prégnant. Après ce qui fut trop promptement appelé la « mort des idéologies », le temps semble militer pour le retour des idées et même des idéologies. Et c’est dans ce nouveau printemps des idées que l’œuvre de Jean Jacques Rousseau trouve une nouvelle fois son terrain d’expression pour la conquêtes d’autres espaces de dialogue, d’entente et de…contrat social. « [Rousseau] est subversif parce que son œuvre est si forte qu’aucun parti ne peut la saisir et la faire sienne. Il peut juste y puiser. Rousseau ne propose pas une doctrine reposante que l’on peut ranger sur un rayonnage ou dans un livre une fois la lecture terminée, sans suite aucune. On ne s’étonnera pas qu’il ait également nourri les révolutions du monde entier : en Russie, en Pologne au XVIIIe siècle. En Amérique latine, il a influencé Simon Bolivar, le libérateur du continent sud américain. Mais également en Asie, au Japon à la fin du XIXe on découvre son importance. Il va toucher le mouvement socialiste et anarchiste japonais et cela va se répandre dans tous les pays proches parce que le Japon en est alors la puissance dominante », soutient Tanguy L’Aminot dans le journal Le Monde du 27 juin 2012. Politique, éducation, esthétique littéraire et paysagère, psychologie et profonde individualité ont trouvé dans l’œuvre de Rousseau leur pleine expression et leur secrète connivence. Rousseau a toujours exprimé sa foi dans l’homme : aucun péché originel ne pèse sur lui. Le cœur et la raison lui sont donnés pour faire son bonheur. C’est la société dans sa recherche effrénée de bonheur et de progrès, qui le corrompt en tant qu’individu. Une effarante distorsion semble ainsi irrémédiablement s’installer la tension entre l’état de nature et l’état de culture. Un des symboles du siècle des Lumières, Rousseau est ferment convaincu qu’une société où l’homme exploite son semblable interdit tout rapport véritable entre les individus. Rejetant le messianisme clérical et la confiance aveugle en le progrès technique, il fait de l’homme le centre de gravité de toute recherche et de toute réflexion. «On me demandera si je suis prince ou législateur pour écrire sur la politique. Je réponds que non, et c’est pour cela que j’écris sur la politique. Si j’étais prince ou législateur, je ne perdrais pas mon temps à dire ce qu’il faut faire ; je le ferai, ou me tairais». Lors de son séjour à Venise en tant que secrétaire de l’ambassadeur de France, Rousseau prend conscience des enjeux de la politique et principalement de la capacité de celle-ci à travailler pour le bonheur des hommes. «J’avais vu que tout tenait radicalement à la politique et que, de quelque façon qu’on s’y prît, aucun peuple ne serait jamais que ce que la nature de son gouvernement le ferait être…», dira-t-il.
L’homme «naît bon», la société le corrompt
Philosophe, écrivain, botaniste, Jean Jacques Rousseau est surtout un des grands symboles du siècle des Lumière qui a précédé les grandes révolutions européennes. Il fait partie, avec Montesquieu, Voltaire, d’Alembert, Diderot, John Locke,…etc., de cette élite qui a renouvelé la pensée philosophique et politique en s’attaquant aux dogmes de la couronne et des temples. Né à Genève en 1712 et mort à Ermenonville en 1778, Rousseau est orphelin de mère dès sa naissance ; il suivit des études de façon très irrégulière. Après avoir séjourné à Bossey, chez le pasteur Lambercier, il fut placé en apprentissage à Genève, d’abord chez un greffier, puis chez le graveur Ducommun. Il quitta cet atelier et la Suisse le 14 mars 1728 et passa à pied en Savoie ; ayant rencontré Mme de Warens à Annecy, il se convertit au catholicisme par adoration pour elle. Laquais à Turin chez Mme de Vercellis, il se rend coupable du célèbre ‘’vol de ruban’’ en hiver 1728, épisode décrit dans ‘’Les Confessions’’. Revenu en Savoie, il se rendra à pied en Suisse, puis à Paris. Il rejoint alors Chambéry où il deviendra maître de musique. Mme de Warens, craignant la séduction des jeunes filles que fréquente son protégé fait de lui son amant à partir de 1733. La multiplicité des amants de cette dame poussera Rousseau à ne considérer celle-ci que simple ‘’maman’’. Ayant, fait le métier de copiste de musique, il tentera par la suite une brève carrière dans la diplomatie à Venise (1743/44). Il fit la connaissance de Diderot et écrit, en 1749, ‘’Le Discours sur les sciences et les arts’’, œuvre inspirée d’une question qui lui a été posée par l’Académie de Dijon en vue de l’obtention d’un prix. De 1751 à 1762, l’auteur vivra la période la plus prolifique de sa carrière d’écrivain et de philosophes. Il avait publié alors :’’Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes’’ ; ‘’Lettre sur la Providence’’ ; ‘’Lettre à d’Alembert sur les spectacles’’ ; ‘’Julie ou la nouvelle Héloïse’’ ; ‘’L’Emile’’ et ‘’Du contrat social’’ ; ‘’Le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes’’ (1755) fera de lui un proscrit s’imaginant menacé par des complots. Contre l’enthousiasme des Lumières, sa réflexion récuse les vertus du progrès et accuse la société (développement des connaissances, luxe et puissance) d’avoir dénaturé l’homme, né bon. Son projet de société fondé sur un ‘’Contrat social’’ garantissant la liberté et la sécurité des parties, fait du peuple la source de souveraineté.
Autorité et légitimité
La condamnation de son livre ‘’L’Emile’’ en 1762 par le parlement de Paris a obligé Jean Jacques Rousseau à gagner la Suisse. Ainsi, a commencé pour l’auteur une vie errante dont il a peint la détresse en quatre vers : ‘’Déplacé par le sort, trahi par la tendresse,Mes mots sont comptés par mes jours, Imprudent quelquefois, persécuté toujours, Souvent le châtiment surpasse la faiblesse.’’
C’est en 1761 que Rousseau achève et publie ‘’Le Contrat social’’. Il faisait partie d’un grand projet de l’auteur qu’il n’avait pu mener à son terme et qui avait pour titre générique :’’Institutions politiques’’. Le professeur Henri Lemaître écrit à propos de cette œuvre : «A l’origine, le problème de l’autorité politique et de sa légitimité : toute autorité de fait est illégitime, et il n’y a de légitimité que par le droit. Il est donc nécessaire de poser comme postulat que le fondement originel de l’autorité politique est le pacte social, contrat tacite par lequel l’individu échange ses droits naturels contre les garanties que lui assure la communauté». Le postulat du contrat social, par lequel l’individu passe de l’état de nature à l’état civil, entraîne logiquement que la société ne puisse être légitimement fondée que sur les deux principes de liberté et d’égalité. A ce moment, intervient la théorie de la volonté générale, dont la souveraineté est l’exercice, ce qui implique que cette souveraineté ne puisse appartenir qu’au corps politique et doive s’exercer dans le cadre des droits et selon les normes prescrites par la loi, elle-même expression de la volonté générale, les lois particulières variant avec le temps et les lieux, circonstances et conditions dont la considération appartient au législateur. J. J. Rousseau rend hommage à Montesquieu, ce ‘’beau génie’’ comme il dit dans son livre. Mais, il n’est d’accord avec lui ni sur les conceptions ni sur la méthode. Selon lui, Montesquieu n’a pas pu s’élever jusqu’aux principes dont dépend la perfection idéale et universelle de l’Etat. Le droit politique, qui est aussi pour l’auteur la ‘’science politique’’, est encore à naître. Montesquieu s’et contenté de traiter de ‘’traiter du droit positif des gouvernements établis. Rousseau, quant à lui, entend dire ce qui doit être et non pas ce qui est. Le sous-titre du livre est plus explicite que son titre ; il s’agit des ‘’Principes du droit public’’. Le destin extraordinaire de l’ouvrage, comparativement à certains traités de l’époque consacrés au même sujet, est dû au fait que Rousseau ait mis dans une œuvre littéraire la substance d’un traité de droit politique. Avec ‘’l’Emile’’, il s’agit de faire un homme élevé selon les valeurs naturelles et capable de vivre parmi ses semblables. Avec ‘’Le Contrat social’’, il s’agit de donner tout le sentier entier à l’Etat. C’est la confusion de ces deux situations- vouloir obtenir, en même temps, un homme et un citoyen- qui fait le malheur de l’humanité. Le seul espoir réside dans le caractère perfectible de la nature humaine. Dans l’optique du ‘’Contrat social’’, le citoyen devient une personne qui s’est voué corps et âme à l’Etat de telle façon que l’obéissance aux lois qu’il se donne soit l’expression la plus élevée de sa propre liberté individuelle. Rousseau imagine donc un modèle normatif qui serait le fondement légitime de toute constitution politique.
«Les hommes tels qu’ils sont et les lois telles qu’elles peuvent être»
L’entrée en matière, au livre premier, nous donne déjà « l’exposé des motifs » et les grandes préoccupations de l’auteur qui ont présidé à l’écriture de son Contrat : «Je veux chercher si, dans l’ordre civil, il peut y avoir quelque règle d’administration légitime et sûre, en prenant les hommes tels qu’ils sont, et les lois telles qu’elles peuvent être. Je tâcherai d’allier toujours, dans cette recherche, ce que le droit permet avec ce que l’intérêt prescrit, afin que la justice et l’utilité ne se trouvent point divisés. J’entre en matière sans prouver l’importance de mon sujet. On me demandera si je suis prince ou législateur pour écrire sur la politique. Je réponds que non, et que c’est pour cela que j’écris sur la politique. Si j’étais prince ou législateur, je ne perdrais pas mon temps à dire ce qu’il faut faire ; je le ferais, ou je me tairais». Tout le problème est, dans l’Etat social, de sauver la liberté primitive. Y renoncer serait renoncer à la qualité d’homme, aux droits de l’humanité et, par là même, aux devoirs qu’elle impose. Comment alors, concilier la nécessité d’association et le maintien de la liberté naturelle qui ne peut être aliénée ? Comment concevoir le contrat social de telle façon que l’individu conserve, dans l’état civil, la liberté dont il jouissait dans l’état de nature ? Comment faire que, simultanément, nul n’ait à subir le maître et que nul non plus n’ait le droit d’imposer sa propre volonté à autrui ? «L’homme est né libre, écrit Rousseau, et partout il est dans les fers. Tel se croit le maître des autres, qui ne laisse pas d’être plus esclave qu’eux. Comment ce changement s’est-il fait ? Je l’ignore. Qu’est-ce qui peut le rendre légitime ? Je crois pouvoir résoudre cette question». Le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître, s’il ne transforme sa force en droit, et l’obéissance en devoir, soutient Rousseau. ‘’Puisque aucun homme n’a une autorité naturelle sur son semblable, et puisque la force ne produit aucun droit, restent donc les conventions pour base de toute autorité légitime parmi les hommes’’, écrit-il dans le livre cinq de son ouvrage. Ces conventions, dégagées sous forme de pacte, fondent la société sur le consentement des individus et substituent légitimement à la liberté naturelle la souveraineté du corps social. ‘’Afin que la pacte social ne soit pas un vain formulaire, ajoute Rousseau, il renferme tacitement cet engagement qui seul peut donner de la force aux autres, que quiconque refusera d’obéir à la volonté générale y sera contraint par tout le corps’’. Cette volonté générale est dégagée par la voix de la majorité. ‘’Il n’est pas toujours nécessaire qu’elle soit unanime, mais il est nécessaire que toutes les voix soient comptées’’. Le souverain qui va déterminer la volonté générale est le corps du peuple. ‘’La théorie politique du Contrat social est donc bien l’analyse du rapport entre la notion du souverain et celle du gouvernement (…) La démocratie directe serait le seul régime qui correspondrait au juste rapport entre le souverain et le gouvernement’’, écrit Michel Coz dans son ‘’Jean Jaques Rousseau’’, éditions Vuibert, 1997. Il ajoute, un peu plus loin : ’’Tous les grands réformateurs de la société ont puisé dans Le Contrat social des arguments susceptibles de soutenir leurs projets. La question politique, chez Rousseau, s’inscrit, comme ses préoccupations pédagogiques, dans l’arrière-plan métaphysique et éthique qui soutient toute sa réflexion. L’ordre social doit, en effet, refléter l’ordre universel voulu par Dieu et l’individu doit, dans le cadre de la Cité jouir d’une liberté identique à celle éprouvée dans l’état de nature. Ces deux exigences ne sont évidemment pas assurées dans l’état civil actuel. La nécessité d’une assise philosophique du lien social se dégage de l’analyse que l’auteur effectue des rapports sociaux qu’il établit dans le cadre de la société générale. ‘’S’il est vrai que si des besoins communs sont facteurs de rapprochement, écrit Michel Coz, c’est cependant l’injustice sociale qui l’emporte quand les rapports humains sont uniquement établis sur le partage de ces besoins’’ La réflexion sur l’État et le citoyen a été toujours été la préoccupation de philosophes, écrivains, hommes politiques, théologiens et anthropologues. Depuis ‘’La République’’ de Platon jusqu’à Gramsci, Raymond Aron, Tournier et Edgar Morin en passant par ‘’Le Manifeste de 1848’’ de Karl Marx, la ‘’Moqaddima’’ d’Ibn Khaldoun et ‘’Le Prince’’ de Machiavel, des efforts et des énergies ont été consacrés à la compréhension de la vie de l’homme dans la cité des modes de gouvernement, de l’exercice de la citoyenneté… etc. Rousseau y a contribué d’une manière décisive d’autant plus que ses analyses et ses propositions ont coïncidé avec une révolution morale, intellectuelle et industrielle en Europe.
Amar Naït Messaoud