Mémorable et Magistral

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Malgré l’âge et les ennuis de santé, Chérif Kheddam est resté égal à lui-même. Humble et magistral. Il l’a encore une fois prouvé lors du concert de la célébration de son 50ème anniversaire de carrière, avant-hier soir à la coupole Mohamed Boudiaf. C’est une véritable leçon d’art et de courage que le compositeur le plus éclairé de la musique kabyle, a livrée à un public venu nombreux, très nombreux, l’écouter, renouer avec son œuvre immortelle. Avant la performance du maître, ce sont quelques noms connus et moins connus de la chanson kabyle qui ont défilé sur la scène le temps d’une chansons ou deux, en hommage au virtuose. La coupole était ce jour-là remplie comme un œuf. Il faut dire que Chérif Kheddam, à travers un répertoire riche et des mieux élaborés, fait l’unanimité parmi les différents âges ; des jeunes, des moins jeunes, des vieux, des femmes, tous partagent la même passion, celle d’être au moins une fois, bercés par l’une ou l’autre des douces mélodies de Da Chrif. Le concert commença avec une bonne heure de retard. Les premiers à regagner la scène ce sont les musiciens. Un orchestre au complet : des violonistes, un contrebassiste, des violoncellistes, une section de cuivre (trompette, clarinettes et autres), une autre section de cordes (mandoline, luth, guitare), des percussions…En fait un orchestre au complet comme aime s’en entourer Chérif Kheddam. Le tout sous la direction de Nashid Bradaï. On annonce la liste des participants : Brahim Tayeb, Aït Menguellet, Karima, Nouara pour les plus connus, et Mila, Kenza, Taleb Tahar, des talents à (re) découvrir et auxquels le découvreur de talents qu’est Kheddam, voulait donner une chance de se faire un nom dans la chanson. Le bal, c’est la jeune voix prometteuse Kenza qui l’ouvre. « Chérif Kheddam a dit qu’elle chante bien, alors elle chante bien », entonne l’un des animateurs, qui fait également office de « chauffeur » de salle. Une voix qui nous rappelle celle d’une diva, d’ailleurs présente à la soirée, Nouara. C’est ensuite le ballet de l’ONCI qui prend la relève à travers des chorégraphies mimant les travaux des champs et la cueillette des olives. Mila est aussi une voix qui mérite des encouragements et une prise en charge. Elle entame : « Lemer nesan dachi teswidh à Thakwemicht gw-akal » (si on savait ce que tu vaut poignée de terre). Une voix cette fois à la Karima. La salle est prise d’un enthousiasme soudain. Une énergie formidable s’en dégage. Ce n’est guère étonnant, c’est Nouara qui fait son entrée sous un standing ovation digne d’un candidat à une présidentielle. La comparaison s’arrête là. Place à l’une des plus belle voix de ses vingt, ou même trente dernières années. Nouara la femme-voix. Sa voix est un instrument à lui tout seul. La diva de la musique kabyle était vêtue d’une robe kabyle nouvelle mode, orange. L’on dit qu’en elle Chérif Kheddam a trouvé sa muse. Leur fructueuse collaboration donna naissance à de très belles œuvres. Les mélodies du maître semblent faites sur mesure pour accompagner le talent de la diva. En entamant son célèbre titre : « Akwesigh ammi aazizen », l’on a découvert avec plaisir que la voix de la diva n’a rien perdu de sa puissance, de sa douceur et de son enchantement, malgré l’âge. Malyka, comme elle a choisi de signer son nom peut se targuer d’avoir accompagné le chantre de la musique kabyle, Lounès Matoub, sur son album de 1996. Puis ce fut le tour de Brahim Tayeb d’interpréter un des titres phare de Kheddam : « Lukan its ughal Temzi » (Si la jeunesse revenait), accompagné d’un luth probablement pour mieux ressembler à « son » maître. Le titre, il l’entame sans le célèbre Istikhbar « Achewiq », de près de 4 minutes. Mais Tayeb n’est pas Kheddam. La texiture de sa voix n’a rien à voir avec celle de Kheddam. Le rythme plus accéléré qui a empreint la version « tayebienne » de Lukan… n’a pas convaincu personne. Une interprétation qu’on pourrait aisément qualifier d’approximative. Brahim Tayeb aurait dû s’attaquer à un plus petit morceau. Taleb Tahar, un ancien chanteur tombé dans les oubliettes, reviendra le temps d’une chanson hommage, rappeler qu’il est toujours là. Ce fut ensuite au tour de Karima d’interpréter quelques titres de son nouvel album, qui sortira bientôt, dont la musique, faut-il le rappeler, a été composé par Da Chrif. Mais, une petite observation s’impose après écoute : la voix de Karima sied-elle vraiment au classique ? Un tonnerre d’applaudissements accueillait l’un des piliers de la musique kabyle, le poète Lewnis Aït Menguellet. L’enfant prodige d’Ighil Bwammas (son village natal), Chérif Kheddam l’a vu débuter dans son émission « Ighanayen Ouzekka ». Lewnis est venu cette fois sans sa légendaire guitare. Il fera une interprétation convaincante de deux titres du maître : « Ayakal idhaghdidjan » (la terre qui nous a enfantés), et la célébrissime « Bgayet telha », hommage à la capitale des Hammadites, l’antique Bougie. Il méritera amplement le « D’amokrane Gri Mokranen » (un grand parmi les grands), dont le qualifierait l’animateur. Minuit tapante. L’heure des braves. Le mæstro fait son entrée sur scène, accompagné par des jeunes, emblème national en main. Premières minutes du 1er novembre. Le public lui réserva un accueil des plus chaleureux : un ouragan d’applaudissements. « Ikhouss izri amhayenkoum ! D imgharen » (ma vue me fait défaut) », s’adresse-t-il à la foule. Après quelques paroles de remerciement, il entame « Afyesmim a djerdjira ». Chassez le naturel il revient au galop ! Chérif Kheddam, qui a passé sa vie à composer et à diriger des musiciens, n’a pu s’empêcher d’intervenir pour donner des consignes pour l’orchestre malgré la présence d’un Nashid Bradaï, qui suit à la lettre ses instructions. Eh oui, les vieux réflexes ne s’oublient pas comme ça. Fidèle à son perfectionnisme légendaire, et à son sens du professionnalisme inné, il ne cessera de demander tout au long de sa prestation, que l’on règle la lumière. Le public répondra à la moindre des sollicitations du compositeur, pour s’impliquer davantage en chantant ou en applaudissant. Imaginez une salle de la taille de la coupole vibrer aux rythmes et mélodies bien « huilées » de « Djerdjira », ou « Thulawin ». Cela vaut vraiment le coup d’être présent le 31 octobre à ce concert désormais mythique. Et ce n’est nullement les youyous stridents des femmes, venues nombreuses rendre hommage à celui qui les adulait et les chérissait dans ses nombreuses œuvres, qui viendraient amoindrir l’importance de l’événement. Chérif Kheddam du haut de ses 78 ans, et malgré la maladie qui ne le lâche pas d’une semelle depuis de nombreuses années, a donné le meilleur de lui-même durant ce concert. Une vraie leçon de courage, qui étonnera plus d’un dans l’assistance, en commençant par nous-mêmes. De temps à autre il s’assied pour mieux repartir par la suite. L’orchestre qui l’accompagnait, et lui obéissait au doigt et à l’œil, s’est surpassé en livrant une performance musicale digne de l’œuvre de Kheddam. Ce dernier a certes veillé au grain durant les répétitions, ne laissant rien au hasard. D’ailleurs, c’est un Chérif Kheddam lessivé et terrassé par la fatigue (nombreuses séances d’hémodialyse n’aidant nullement) que nous avons rencontré la semaine dernière. Il tenait à ce concert. Il le voulait grandiose. Eh bien ! c’est chose faite. Il a tenu bon pendant plus d’une heure et demi. De son large répertoire, il a puisé une quinzaine de titres, les plus représentatifs. De « Lamri » à « Lukan Igkhaddem Oumdhan », en passant par l’illustre « Hasbagh imaniw d aggur » (je me prends pour la lune), hymne à l’humilité, et « Ruh a zman », le texte se voulait quelque peu percutant, rebelle mais toujours mesuré, la mélodie doucereuse, excellemment élaborée, voire divine. En fait, l’on a de cesse, nous son public, de vérifier pour la énième fois combien ce géant de la musique algérienne a mérité sa place au panthéon des grands artistes ; ceux des immortels. Il interprétera aussi quelques titres de son nouvel album, qui sera bientôt sur le marché. Là aussi, plus que jamais, Da Chrif est resté cet architecte infatigable, cet artisan méticuleux de notre patrimoine, en ne faisant aucun compromis, pas le moindre, quant à donner vie aux plus belles créations musicales, qui ne prendront certainement pas, comme les précédentes, aucune ride d’ici …l’éternité. Il clôturera ce mémorable concert par un titre des plus rythmés de la musique kabyle : « Chah Chah a thamgharth ». Il était 1h45 du matin. Une heure tardive. Mais certainement pas assez pour savourer le trésor musical de Chérif Kheddam…

Elias Ben

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