Par Abdennour Abdesselam
D’apparence simpliste et perçue comme de proximité langagière, de forme à aspect routinier, souvent écrasée par l’inévitable phénomène du tabou propre aux sociétés rurales, la chanson d’amour kabyle est non moins de haut niveau prosodique, très humaine et accompagnatrice de tous les cœurs brisés ou contrariés par les « inconvenances » de l’époque. Cet état de fait n’a pas été une « spécialité » kabyle. Toutes les sociétés sont passées par les effets de la ruralité. Voilà pourquoi la chronique nécessitait de jeter un éclairage sur le contenu de la chanson d’amour kabyle. On citera certaines, relativement anciennes, comme : « Ma tebghidh a nruh » de Chikh Lhesnawi, « Ay uzyin deggwasmi k-zrigh » de Aït Farida, « Atas ay sebregh » et « Nekk akw d kem », deux duos de Slimane Azem avec Bahiya Farah, « A lemri » de Cherif Kheddam, « Ayen ayen » de Hnifa, « Ya zzin n lâali » de Ali Kherraz, « A taâeldjett » de Taleb Rabah, « Ay amagramen » de Djamila, « Urigh-as tabratt » de Mohand Said Oubelâid, « Yidem yidem » de Kamal Hammadi etc. Mais plus ancienne encore que celles-là la poésie d’amour a d’abord été chantée par Ssi Mouhand et des femmes anonymes. Cette poésie a été au plus profond de la volupté. De ce fait on peut la considérer comme avoir été le véritable soubassement et même la rampe de lancement de la chanson d’amour. Nous reviendrons sur ce sujet précis dans une de nos prochaines chroniques. Nos chanteurs et chanteuses (trop nombreux pour être tous cités ici) ont tous affronté les tabous. Pour certains, la seule évocation de leurs noms suffisait pour faire dans la suggestion. Mais aujourd’hui, ils sont vénérés et de tous. A y voir d’un peu plus près, on constatera comment les paroliers corroyaient les mots pour leur faire produire des images toutes faites. Pour exemple, la chanson « Yeqqes-iyi wezrem » (ce serpent qui m’a piqué !) de Bahiya Farah est une des chansons kabyles les plus érotiques et qui rend tout le monde aphone. Elle n’est pas commentée. Elle est lorgnée par le sens figuré subtilement suggéré par des mots laissant le rapport explicatif jaillir de lui-même. Mais la pudeur a dû l’envelopper au milieu d’une société en son temps, très sévère sur la question du discours d’amour. Qu’à cela ne tienne tout le texte déroule le synopsis d’un scénario sous la forme d’une complainte de la délaissée, abandonnée mais marquée à jamais. Bahiya Farah, citadine très jeune, s’est débarrassée des « inconvenances » pour se prêter à cette délivrance d’un cri refoulé qui a mis sous le joug tant de femmes affligées. Autant dire que globalement le texte de la chanson d’amour kabyle ancienne ne fait pas que passer et ne fait pas dans le remplissage. Il peut constituer un corpus pouvant entrer dans le réseau des analyses et des conditions par lesquelles une société est mieux comprise.
A. A.
