Mais qu’est-ce qui bloque ?

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La problématique des investissements créateurs de richesses et d’emplois en Kabylie, ainsi que la dynamique de création d’entreprises, demeurent intimement liées à la réussite des projets structurants en matière d’infrastructures et équipements publics pris en charge par l’État.

Par  Amar Naït Messaoud

En effet, que valent une zone industrielle, une zone d’activité les incitations fiscales destinées aux petites et moyennes entreprises, et les dispositifs de micro crédits mobilisés en direction de jeunes universitaires versés dans l’aventure entrepreneuriale, si les routes, les chemins de fer, les ports, l’énergie électrique, le gaz, l’eau et d’autres facteurs de production, de stockage, de transformation, de transport et d’échange ne sont pas réunis? Si de tels distorsions sont constatées sur le l’ensemble du territoire national, elles prennent imparablement plus de relief dans une région, au relief acéré et tourmenté comme la Kabylie. Ici, la déficience du foncier industriel et agricole se greffe malheureusement à des susceptibilités politiques sur fond de défiance historique entre les populations et l’État central. On en est arrivé à interpréter quelques formes d’incompétence de responsables ou structures comme la « volonté de l’État de punir la Kabylie pour son caractère frondeur et de bastion des luttes démocratiques ». Si une telle visée a pu exister à un moment ou à un autre de l’histoire récente du pays, on serait sans doute mal fondé de généraliser à tout va, ou de se « victimiser ». Se serait d’abord non rentable pour l’établissement même d’un vrai diagnostic, lorsque la bureaucratie locale, les querelles entre villages, la perte de l’organisation communautaire viennent mettre le grain de sable dans la machine du développement. L’exemple le plus parlant au cours de ces dernières années est peut-être le projet de raccordement au réseau de gaz naturel des bourgades et villages de Kabylie. Les enveloppes financières ont été débloquées depuis des années. Les entreprises de réalisation ont subi maints arrêts suite à des oppositions sur le passage des conduites. Il en a été de même pour certains centres d’enfouissements techniques ou décharges contrôlées. C’est que la coopération entre les populations, la société civile, les collectivités locales et l’administration de wilaya a brillé par sa faiblesse ou son absence. Le dialogue de sourds ne peut pas durer; sinon, c’est toute la région qui en pâtirait. La délocalisation des investissements vers des contrées plus « clémentes », à Alger, Blida ou Sétif, porterait un coup dur aux espoirs de développement et de lutte contre le chômage dans les wilayas concernées.  Les surcoûts économiques liés au transport sur l’actuelle RN 26 deviennent de plus en plus intolérables. Ils se répercutent indéniablement sur la structure des prix des marchandises et même sur la santé financière des entreprises. L’asphyxie et le sous-développement qui menacent la wilaya de Béjaïa constituent la grande préoccupation que commence à exprimer ouvertement la société civile de la région face aux grands retards qui grèvent le projet de la pénétrante devant relier la ville et le port de Béjaïa à l’autoroute Est-Ouest, au niveau d’Ahnif, dans la wilaya de Bouira. De même, un nouveau projet vient se greffer à celui de la pénétrante; c’est la modernisation de la voie de chemin de fer Béjaïa-Beni Mansour qui lui est parallèle. 

Goulots d’étranglement 

Les retards accumulés par le projet de la pénétrante routière ne manquent pas, en effet, de  soulever des vagues, particulièrement au sein des opérateurs économiques, qui voient le temps  de transport de leurs marchandises s’allonger indéfiniment entre le port, et le grand carrefour de Beni Mansour qui donne sur Alger, Bouira, Bordj Bou Arréridj et le Sud du pays. Les véhicules mettent parfois entre 4 et 5 heures pour faire le trajet de la vallée de la Soummam (RN 26), de Tazmalt à Béjaïa, sur 95 kilomètres! Le goulot le moins pénétrable est certainement le tronçon Tazmalt-Akbou, où l’ « opération escargot », imposée par la dense circulation et l’étroitesse de la voie, vous fait déboucher sur un autre enfer, celui de Sidi Aïch-Takariets. Le relatif « ouf » de soulagement, qui s’exprime après R’Mila et Oued Ghir, s’estompe à la rentrée de la ville; à moins que vous déviiez vers la RN 9, dans la direction de Tichy-Aokas. À travers cet exemple vivant, c’est la politique de développement de tout le pays qui subit un camouflet, vu que des budgets historiques lui sont alloués depuis 1999 par le moyen de plans quinquennaux.  Au début du mois de mars 2013, une trentaine d’associations, des syndicats, des personnalités de la région de Béjaïa ont signé une pétition pour  »le démarrage immédiat et effectif des travaux de réalisation de la pénétrante », sachant que les études afférentes sont achevées. La requête se veut un plaidoyer pour la revivification de la région et de son tissu industriel. « Béjaïa souffre. Sa population est suppliciée, noyée dans la colère, le dépit et le désespoir. Le sentiment de marasme ambiant est omniprésent. Son économie, qui détermine le bien-être de sa population, étouffe de jour en jour. Les pertes quotidiennes occasionnées aux agents économiques tant publics que privés sont énormes. Quelques entreprises privées ont déjà délocalisé leurs usines; d’autres pensent le faire », est-il écrit dans la pétition. Voici un « rêve qui tarde à se réaliser », constatent les initiateurs, en ajoutant: « nous voulons savoir! Nous exigeons des réponses! Il y va de notre quotidien et de l’avenir de nos enfants. Il y va aussi de la stabilité de la nation qui est menacée par ces frustrations, exaspérée par les marginalisations que provoquent les déséquilibres régionaux ».  En ces temps d’intérêt spécial et tardif des pouvoirs publics pour le Sud algérien, le dernier constat de la pétition ne saurait mieux tomber. Le fin mot de l’histoire est ce déséquilibre régional, quelles qu’en soient les raisons, qui met à mal la cohésion nationale, le bien-être social et la chance de la libération de l’économie de ses précarités actuelles. Le port de Béjaïa étant classé pour le bilan 2012, premier port du pays en matière de tonnage de marchandises ayant transité par là ce serait une hérésie, voire un suicide, de maintenir les infrastructures de desserte (routes et chemins de fer) dans leurs dimensions actuelles, même si, ou d’autant plus que, des extensions sont prévues pour le port. Dans son livre, publié en octobre 2012 aux éditions Tira sous le titre L’Algérie entre craintes et espoirs, Brahim Tazaghart dit vouloir « poser quelques questions à nos décideurs »: « Y a-t-il une justification sérieuse au non démarrage des travaux de la réalisation de la pénétrante Béjaïa à l’autoroute Est-Ouest? Si l’étude est réalisée, pourquoi cette lenteur? Les indemnisations des citoyens propriétaires des terrains à exproprier pour les besoins du projet sont-elles entamées? L’indemnisation est-elle budgétisée, d’ailleurs? Pourquoi a-t-on attribué jusqu’à récemment, des permis de construire sur le tronçon de la pénétrante ? ». 

Société civile porteuse d’espoir

Face à l’exiguïté de son territoire, au caractère accidenté de son relief et à la densité démographique de ses villages, la Kabylie a besoin d’esprit d’imagination et d’inventivité pour y créer le bien-être social et la stabilité. Des axes routiers de grande envergure ont besoin d’être réhabilités et modernisés. Allusion ici est surtout faite à la RN 24, reliant Béjaïa à Bordj El Kiffan (Alger), via Azeffoun, Tigzirt, Dellys, Cap Djinet, Zemmouri et Aïn Taya. Cette route est actuellement affaissée sur plusieurs tronçons et trop étroite dans certains passages en corniche. Pourtant, elle soulagerait toute la Kabylie maritime si elle venait à être mise aux standards des routes express. Un autre axe de réflexion tarde apparemment à s’imposer chez les décideurs: c’est le cabotage le long des ports algériens, aussi bien pour les marchandises que pour les voyageurs. L’expérience réalisée sous l’ère du président Chadli, en mobilisant des bateaux de l’ENMTV à l’occasion des fêtes de l’Aïd entre Oran, Alger et Annaba mérite bien d’être reconduite, généralisée pour le restant de l’année et orientée sur les autres ports du pays, à l’exemple de celui de Béjaïa. Si des infrastructures routières (comme la voie d’évitement de la ville d’Azazga), ferroviaires (Oued Aïssi et modernisation de la voie Thenia Tizi Ouzou) et des ouvrages hydrauliques (barrages de Taksebt, Tichy-Haf, Tilesdit) donnent un cadre nouveau à l’activité économique et à l’essor social en général sur le territoire de la Kabylie, beaucoup d’autres projets d’importance sont encore pris en otage par des oppositions, des réclamations d’indemnisations et d’autres motifs dont on aurait pu facilement faire l’économie. La pénétrante de Béjaïa, la pénétrante de Braâ Ben Khedda-El Djebahia et le barrage hydraulique de Tizi n’Tleta sont, entre autres, des mégaprojets structurants à ne rater sous aucun « prétexte ». L’implication de la société civile constituera un atout majeur. Dans ce contexte, les conseils consultatifs communaux installés le week-end dernier aux Ouacifs et à Boghni annonceraient-ils une nouvelle conscience citoyenne qui sache, comme le voulait Rudyard Kipling, « donner des leçons aux rois »?

A.N.M.

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