Au bivouac des interrogations

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Au moment où se multiplient les festivals du film et théâtre amazighs, et où des rencontres de haut niveau sont régulièrement consacrées à des écrivains et intellectuels ayant écrit en Tamazight ou travaillé sur la question identitaire, le constat fait par les enseignants de Tamazight et le Haut Commissariat à l’Amazighité (HCA) sur l’enseignement de cette langue est des plus amers.

 Par Amar Naït Messaoud

Après que l’opération eut touché un grand nombre de wilayas (à l’est, au centre et à l’ouest) au milieu des années 1990, les régions qui maintiennent aujourd’hui la flamme sont confinées à quelques wilayas du centre du pays, avec tous les aléas que tout le monde connaît et que les gens du métier, les enseignants de cette langue, sont les premiers à déplorer. La situation de dichotomie entre, d’une part, un statut de langue nationale arraché de haute lutte, et, d’une autre part, le parcours chaotique que l’enseignement de cette langue subit dans son étendue géographique et dans son caractère facultatif, est relevée par tous les observateurs pour mettre à l’index une volonté politique molle, hésitante, voire nourrie par l’adversité à l’égard de la réhabilitation de la langue amazigh. Même dans les organes d’information publics, la question continue à être mal appréhendée, versant plus dans le folklorisme que dans un projet rationnel et moderniste. La chaîne de télévision publique, la 4, supposée refléter la volonté des autorités politiques du pays dans son domaine, nous donne le parfait exemple…à ne pas suivre. 

Les explications données par les pouvoirs publics pour justifier le retrait de l’enseignement de tamazight dans plusieurs wilayas sont, le moins que l’on puisse dire, peu convaincantes. Sans grand effort de réflexion, on parle de déficit de la demande locale. Le sommet de la bêtise est sans aucun doute atteint lorsque les structures de l’Etat, chargées de contribuer à mettre en pratique un article de la Constitution algérienne, se dérobent à leur responsabilité en mettant en avant une argutie qui tient d’une mentalité mercantile. En effet, la demande et l’offre sont deux concepts des sciences commerciales et économiques qui n’ont pas cours dans l’effort de consécration de l’identité et de la culture d’un pays. Même dans le grand mouvement de mondialisation qui confère une célérité inouïe aux échanges des biens et services, la France a publiquement fait valoir ce que ses élites ont dénommé l’ « exception culturelle » dans le cadre de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), face à l’invasion de l’ ‘’american way of life’’ qui menace les valeurs et les productions culturelles d’une stérile uniformisation.

Donc, dans ce cas de figure, les instituions éducatives et culturelles du pays sont censées se donner pour mission non pas de constater béatement la ‘’demande’’ ou son déficit, mais de tout mettre en œuvre pour faire adhérer les parents d’élèves, les élèves et le corps administratif des établissements scolaires à la politique de réhabilitation d’une culture nationale par le moyen le plus efficace et le plus prégnant qu’est l’école. Ensuite, il s’agit d’abandonner définitivement la méthode qui confère à l’enseignement de tamazight un caractère facultatif. Les spécialistes en psychopédagogie sont formels : lorsqu’un enseignement, qui, plus est, est dispensé à de jeunes écoliers, n’est sanctionné par aucune espèce d’évaluation qui décide de la poursuite du cursus scolaire de l’élève, l’intérêt de ce dernier pour la matière en question ne peut que décroître jusqu’à l’extinction.

Les signes de mauvaise volonté ne s’arrêtent pas à cette manière d’appréhender l’enseignement de la langue. Ils prennent un relief particulier lorsqu’on entretient une polémique factice et décourageante sur les caractères d’écriture. Certains supports médiatiques arabophones n’ont pas hésité à développer un trésor de manœuvres pour culpabiliser les tenants de l’alphabet latin. Ils assimilent ce dernier à une ‘’francophilie’’ dissimulée sous le ‘’prétexte’’ de l’enseignement de tamazight, voire à une entreprise ‘’néocoloniale’’. La langue de bois, héritée du parti unique et de l’islamo-baâtisme qui lui est consubstantiellement lié n’a jamais tari de termes véhéments, sustentés par la haine et le principe morbide refus de l’autre, à l’égard de la culture et de la langue amazighes. Or, l’on sait fort bien que le latin n’a pas été réellement un ‘’choix’’. Son utilisation actuelle est dictée par une accumulation historique de travaux et recherches en relation directe avec le domaine amazigh depuis le début du 20e siècle. Son adoption massive par Mouloud Mammeri a permis de sauver des textes littéraires de grande valeur, dont certains remontent au 16e siècle. La voie a été ainsi tracée pour d’autres travaux et écrits littéraires qui meublent aujourd’hui la bibliothèque amazighe. Ceux qui ne cessent de ‘’préconiser’’ l’écriture du berbère en caractère arabes, accordons-leur le bénéficie de la bonne foi en leur demandant de s’y mettre eux-mêmes sur-le-champ. Qu’ils montrent la voie et la faisabilité scientifique de l’entreprise ; qu’ils produisent des ouvrages littéraires, des livres de chimie, de géologie,…etc. Lorsqu’on est convaincu de la faisabilité scientifique de l’écriture de tamazight avec un autre caractère que le latin, et lorsqu’on est d’abord partisan inconditionnel de la réhabilitation de cette langue, on ne préconise pas aux autres, parfois chercheurs anonymes et bénévoles. On passe plutôt à l’acte. Le caractère hypocrite et artificiel de cette fausse polémique réside sans doute ici plus qu’ailleurs.  Depuis la période de la clandestinité où des initiatives individuelles bénévoles, souvent dans les milieux de l’émigration en France (exemple de l’Académie berbère), ont essayé de travailler en caractères tifinagh, jusqu’à la période actuelle, censée être celle de l’enseignement officiel et de la réconciliation avec soi, en passant par les cours informels de tamazight donnés par M. Mammeri à l’université d’Alger et interdits à partir de 1974, pratiquement aucune institution académique et autonome, même après l’introduction de tamazight à l’université et à l’école, n’a été mise sur pied pour rassembler la masse d’informations sur les recherches antérieures, les confronter entre elles et en dégager, avec l’esprit scientifique que requiert l’entreprise, une pédagogie et une didactiques capable de faire le consensus entre tous les acteurs, et surtout susceptibles de s’imposer d’une manière efficace et crédible dans le milieu scolaire et universitaire. Que ce soit du point de vue lexical, syntaxique ou graphique, les efforts des enseignants et des chercheurs sont noyés ou bien dans l’anonymat stérilisant ou bien encore dans une dispersion d’énergie qui ne permet guère d’unifier ou de ‘’standardiser’’ les données en question.

Le terrain imposera le processus de standardisation 

Ce n’est qu’en 2003, qu’un Centre national pédagogique et linguistique pour l’enseignement de tamazight a été créé. Il est resté quatre ans sans mission réelle ni organigramme. En 2007, un décret en a fixé les attributions et l’organisation. La création d’une telle structure a été accueillie avec un grand intérêt par les gens de métier (enseignants, pédagogues et étudiants), d’autant plus que beaucoup de recherches informelles et isolées, et parfois organisées par d’autres structures officielles (à l’image du Haut commissariat à l’amazighité HCA), ont du mal à être prises en charge sur le plan pratique pour leur donner un prolongement sur le terrain, au niveau des classes de tamazight. Décidément, le caractère facultatif demeure attaché comme de la glu à l’enseignement de tamazight. Il était attendu et espéré que le Centre national pédagogique et linguistique comble ces lacunes et produise des normes et des règles sur le plan lexical, syntaxique et morphologiques qui s’imposent à tous, à commencer par les établissements d’enseignement. Bien entendu, l’on ne peut se hasarder sur aucune typologie de standardisation, comme l’ont, un certain moment, réclamé plusieurs acteurs. Comme y a fait référence, au début des années 1990, le professeur Salem Chaker, la standardisation sera surtout le résultat d’une évolution sur le terrain. Le terrain ne se limite pas ici à l’amphithéâtre ou à la salle de classe ; il va au-delà et embrasse les usages de la langue qui seront développés dans les médias audiovisuels, la presse écrite et les conversations commandées par les nécessités du travail et de la profession. Dans le contexte d’une telle complexité où les instituions officielles peinent à mettre sur les bons rails l’enseignement de tamazight, où des efforts dispersés par-ci par-là continuent à produire en tamazight des textes, des études, des pages de journaux, des films, des pièces de théâtre, une nouvelle initiative vient d’être lancée par un groupe de militants de la cause amazighe, via une pétition, pour revendiquer l’officialisation de tamazight. On a certainement pris exemple sur le Maroc et la Libye, bien que ce genre de revendication en Algérie remonte à une vingtaine d’année. La question qui se pose d’emblée est de savoir que représentera, sur le plan pratique, l’acte d’officialisation, d’autant plus que l’on n’a pas pris ni le soin ni précaution de préciser le territoire sur lequel elle est censée s’exercer. Au vu du rétrécissement, comme une peau de chagrin, de l’enseignement de tamazight sur le territoire des autres wilayas hors Kabylie, on est sans doute mal édifié sur l’impact qu’aura une décision politique portant sur son officialisation. On se souvient que pendant les événements du Printemps noir en 2001, Salem Chaker a eu à insinuer la possibilité de l’officialisation de tamazight dans les territoires où elle se pratique. A-t-on fait le bilan de l’acte politique d’officialisation au Maroc ? Il serait certainement farfelu de poser une telle question au sujet de la Libye. L’urgence ne serait-elle pas dans la réactivation des structures et instances chargées de l’enseignement et de la diffusion de tamazight, de façon à les sortir de leur torpeur et de la tentation folklorisante ? Sur un autre plan, et dans le cadre de la nouvelle loi sur l’audiovisuel privé que prépare actuellement le gouvernement, l’élite de la culture amazighe et les détenteurs de capitaux sont vivement attendus pour donner ses lettres de noblesse à cette langue à travers des chaînes de télévision et de radio à la hauteur des enjeux du 21e siècle.          

A. N. M.

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