Amar Naït Messaoud
La rencontre de deux jours sur la chanson kabyle, organisée par des spécialistes à partir d’hier à la Maison de la culture Mouloud Mammeri de Tizi-Ouzou, est l’une des rares occasions offertes à un corpus littéraire, bien affirmé et d’une exceptionnelle vivacité d’être regardé comme un fait de société plongé dans l’histoire, à la fois tourmentée et exaltante, de cette région d’Algérie qui s’appelle la Kabylie. Dans pratiquement aucune région du pays, la poésie chantée n’a bénéficié d’une place aussi élevée et d’une profondeur aussi considérable qui fait d’elle un phénomène sociétal majeur, dépassant de loin la simple récréation domestique ou la stricte expression culturelle d’une société qui aurait satisfait à tous les autres besoins de vie et de survie. Ce sont justement ces besoins de vie et de survie, la lutte quotidienne au sein d’une nature, certes belle et splendide, mais économiquement parcimonieuse et revêche, qui font le joyau, le fonds et la substance de la poésie kabyle. Celle-ci, qu’elle fût semée par des bardes le long de leurs pérégrinations, qu’elle eût accompagné les « paragraphes » de plusieurs contes, qu’elle fût déclamée dans des fêtes ou des oraisons, qu’elle fût »psalmodiée » à capella, comme chez Taous Amrouche, ou qu’elle soit chantée, comme aujourd’hui, avec des instruments de musique modernes, n’a jamais été prise ou regardée comme un luxe, un acte superfétatoire ou un anodin cri de joie ou de détresse humaine. C’est l’âme même de la société kabyle, son tréfonds, son vécu, son histoire houleuse souvent inscrite dans un destin d’adverse fortune, qui sont portés par ces textes dits, déclamés ou chantés. Travaux des champs (semailles, labours, fenaison, moisson, récoltes d’olives ou de figues, élevage,…), travaux domestiques et artisanat, fêtes de mariage et de circoncision, fêtes religieuses, veillées funèbres, célébrations hagiographiques, guerres, amours interdites dans une société austère taraudée par le besoin de survie, et tant d’autres thèmes, qui font la vie et la mort, sont portés par la chanson kabyle avec une densité et une fidélité inégalables. Et c’est presque sans grande surprise que le destin de la Kabylie de la période postindépendance a été pris en charge par la chanson, accompagnée des supports modernes d’instrumentation et ayant le privilège d’être enregistrée sur support magnétique ou numérique. Un destin fait de »rébellion » permanente pour le recouvrement de l’identité la consécration de la liberté d’expression et de la justice sociale. Ce sont les valeurs même qui ont fondé son histoire et sa vie que la Kabylie tente de défendre et de faire valoir au travers de la chanson. Dans les moments durs de la répression des années 1970 et 80, la chanson kabyle a joué le rôle de »journal » et de revue » pour la dure actualité de l’époque faite d’arrestations de militants berbères, d’emprisonnements, de créations d’associations clandestines, de déclarations et prises de position de certaines personnalités de l’opposition qui n’ont pu être portées à la connaissance de l’opinion kabyle que par la chanson. Donc, en plus d’être un fait de culture et un élément d’une esthétique collective, la chanson kabyle a été dans une grande mesure, un « fonds documentaire ». Sur les pages de notre journal, nous avions eu l’occasion, sur plusieurs livraisons, d’initier des réflexions sur les grandes thématiques charriées par la chanson kabyle, sur les efforts de traduction qui ont été entrepris par certains auteurs et sur les études de cas de thèmes en relation avec des problématiques universelles. Car, riche de son histoire nourrie par une société en mouvement permanent, la chanson kabyle a pu, particulièrement avec l’œuvre d’Aït Menguellet, investir des territoires de réflexion jusque là inexplorés. Ce sont des questions philosophiques, inhérentes à la condition humaine et à la réflexion sur l’absurde; ce sont également de grandes réflexions sur la gouvernance et la gestion de la cité. C’est, en vérité un continuum naturel et logique de ce qu’a porté jusqu’à ce jour la poésie kabyle. Au fond, les grandes interrogations sur l’homme et son devenir sont déjà inscrites dans les strophes de Si Moh U M’hand et de Youcef Oukaci, ces bardes dont a on dit qu’ils ont semé à tout vent leur verbe incandescent. S’agissant des réflexions et études qui s’engagent de plus en plus sur la chanson kabyle, aussi bien dans la sphère académique que dans des publications généralistes, elles ne peuvent que renforcer le champ du domaine de recherche sur le domaine berbère en général, mais, surtout, contribuer à donner et asseoir la dimension profondément universelle d’un patrimoine, qui se sent même à l’étroit dans ce concept de patrimoine! Oui, la vivacité non démentie de la poésie kabyle portée par la chanson bannit presque l’idée d’un patrimoine destiné à être classé dans un musée. Cette poésie et cette chanson font toujours partie de l’actualité la plus prégnante et la moins périssable de la société. Aujourd’hui, il est indéniable que le corpus littéraire que constitue le texte de la chanson kabyle a atteint un tel degré de maturité un tel stade d’influence dans la société en tant qu’élément culturel et artistique formateur d’opinion, et un tel volume de production qu’il appelle nécessairement un examen critique par le moyen d’études qui peuvent prendre la forme de thèses académiques, de mémoires ou de simples analyses comme celles qu’on rencontre habituellement dans des revues périodiques ou dans la presse généraliste. Réellement, sous les différentes formes citées, le travail a déjà commencé. Sur Slimane Azem, Aït Menguellet et Matoub, nombre de livres, opuscules et articles de presse ont été déjà publiés. En tant qu’aspect essentiel de l’anthropologie culturelle ou en tant que travail sur un matériau littéraire d’une extraordinaire vitalité ces études, dispersées dans le temps et n’ayant pas encore établi définitivement les outils didactiques ou méthodologiques idoines, ont le mérite de tracer les premières esquisses d’un domaine qui ne manquera pas, dans un avenir proche, de fasciner les chercheurs de toutes les spécialités des sciences humaines (linguistique, histoire, sociologie, anthropologie). Mieux, puisque le domaine de la poésie chantée en kabyle n’est pas un élément figé dans le temps et susceptible d’être ravalé au rang de simple « patrimoine » ou de « curiosité » culturelle, l’un des objectifs stratégiques que devra viser toute étude inhérente à ce sujet est l’insertion des textes, passés à l’écrit, dans les programmes d’enseignement et les outils didactiques que sont les livres scolaires et parascolaires.
A. N. M