Infirmier de profession et acteur des événements d’Avril 80, puisqu’il a fait partie du groupe des 24 détenus, Muhend Naït Abdellah, originaire de Tifilkout dans la commune d’Illilten, a mis sur le marché son premier livre de poésie en Tamazight, au mois d’avril dernier, dans le cadre du 33ème anniversaire du printemps berbère. Nous l’avons rencontré et il a bien voulu étancher notre curiosité.
La Dépêche de Kabylie : Parlez-nous de vos débuts en poésie…
Muhend Naït Abdellah : L’envie d’écrire de la poésie en tamazight s’est emparée de moi dès mes années collège, dans les années 1970. Je venais d’apprendre, par l’un de mes professeurs, que le kabyle s’écrivait en Tifinagh, une grande découverte. Il nous écrivait des phrases sur le tableau. A cette époque, c’était difficile de parler et d’écrire en tamazight. L’étau était tellement serré que rares étaient ceux qui osaient. En grandissant et en adhérant à la lutte politique, dans la clandestinité d’abord, vers l’année 1977, je pus dire haut et fort que l’Algérie appartenait aux Algériens et aux Algériennes. L’envie d’écrire pour dénoncer l’injustice et le déni identitaire dont nous étions victimes grandissait de jour en jour et d’année en année. J’écrivais alors sans pour autant publier mes poèmes. Je dois dire que j’ai des dizaines de poèmes dans mes tiroirs.
Vous étiez parmi les 24 détenus d’Avril 80, peut-on en savoir plus ?
Etant un militant acquis à la cause berbère, j’ai participé à la distribution de tracts. Un jour de janvier 1980, alors que j’en transportais des piles dans le coffre de ma voiture, j’ai eu un accident de la circulation. La voiture fut entièrement endommagée, mais ma seule obsession était de récupérer les tracts. Les gendarmes n’ont heureusement pas ouvert la malle de la voiture. Mais Arezki About et Mokrane Chemim ont été eux arrêtés, pour ce délit, car c’en était un. Les policiers ont approfondi l’enquête, si bien qu’ils sont remontés jusqu’à moi. C’est ainsi que je fus arrêté le 29 mars 1980, à l’hôpital de Dellys où je travaillais. A la prison de Tizi-Ouzou, puis celle de Blida et ensuite Boufarik (Berouaghia), nous avons vécu l’innommable avec les 23 autres détenus du printemps berbère. Bref, comme tout a une fin, et grâce à la mobilisation de la population de Kabylie, nous avons été libérés le 26 juin 1980. L’emprisonnement et le harcèlement que nous avons subis sont pour beaucoup dans mon désir d’écrire de la poèsie pour dénoncer toutes les dérives du pouvoir d’antan et du déni qui continue de couver contre notre culture et notre identité.
Quels sont les thèmes que vous avez traités dans votre livre ?
J’ai commencé par rendre un hommage à ma défunte mère qui a su nous élever toute seule car notre père est tombé au champ d’honneur, lors de la glorieuse révolution de novembre, alors que nous n’étions que des enfants. J’y parle également de la guerre d’Algérie et de ses héros et de l’envahisseur qui nous a privés de notre droit sur notre terre. Il est aussi question de l’après indépendance, du déni identitaire, de l’injustice et de la dilapidation des richesses du pays par une poignée de décideurs. Les événements de 80, la lutte pour la reconnaissance de Tamazight comme langue officielle et son enseignement à travers le territoire national. J’ai aussi composé des vers à propos de Boudiaf, d’Abane et de toutes les victimes de la cause Amazigh et des droits de l’homme en général.
Vous écrivez en Tamazight, pensez vous que le lectorat est nombreux ?
De nos jours, les lecteurs se font de plus en plus rares, même dans les autres langues. Me concernant, écrire en Tamazight est vital. Je tiens à la survie, la préservation et la promotion de la langue pour laquelle tant de sacrifices ont été consentis. Mon objectif à travers l’écriture en Tamazight n’est point à but lucratif. Mon ambition est bien au dessus de cela, elle vise à participer à la construction de la maison Tamazight. C’est à nous qu’incombe la mission d’assurer la promotion de cette littérature, ce n’est pas aux autres de le faire. Ce livre est pour moi une manière de poursuivre le combat initié par de nombreuses générations. Nous devons nous mettre à l’écriture car, par les temps qui courent, l’oralité a peu de chance de survivre. Mais il faut bien sûr bien écrire. Les écrivains doivent faire appel aux spécialistes pour les aider à réussir de belles productions en Tamazight. Il nous faut également une académie berbère pour suivre toutes les productions et les encadrer. Car il y a des productions parfois hasardeuses, c’est pour cela que l’aide des spécialistes est recommandée. De toutes les manières, le recul de la lecture est une réalité. La tendance est plutôt au fast-food et au gain facile. Les librairies, les salles de lecture, les bibliothèques et toutes les salles à caractère culturelle et scientifique sont remplacées par les pizzerias, les restos, les parfumeries et autres. Ce n’est pas de bon augure pour un pays qui compte une masse juvénile très importante.
Nous vous laissons le soin de conclure.
Nos jeunes doivent s’armer de savoir pour être en mesure de reprendre le flambeau. Il est vraiment temps que l’on revienne aux choses sérieuses si l’on veut préserver, promouvoir et officialiser notre langue, il faut incontestablement produire de la qualité. Il ne suffit plus de revendiquer, de manifester et de crier sous tous les cieux son amour pour Tamazight, mais il convient de se mettre à l’apprentissage pour passer au stade de la production de qualité. L’affaire de Tamazight n’est pas encore réglée. Certes, il y a des acquis, mais cela reste insuffisant. Son officialisation, la généralisation de son enseignement et sa promotion ne sont pas encore assurés. Pour terminer, merci au quotidien La Dépêche de Kabylie qui nous a permis de nous exprimer en toute liberté.
Entretien réalisé par Hocine. T.