Le cadre général d’un scrutin particulier

Partager

Par Amar Naït Messaoud

La décision de dissoudre les assemblées locales de Kabylie fait partie de la ‘’feuille de route’’ tracée par le Mouvement citoyen de la région avec les représentants du gouvernement au cours d’un dialogue dont avait accouché la crise. Le Mouvement citoyen, appelé aussi archs (organisation citoyenne bâtie sur le modèle ancestral des tribus), est né au lendemain des débuts de la grande révolte de la jeunesse kabyle qui avait entraîné l’assassinat de 123 jeunes par la gendarmerie algérienne. Cette série d’assassinats a été la résultante des affrontements qui ont opposé les jeunes manifestants aux forces de la gendarmerie suite à la mort, le 18 avril 2001, d’un jeune de la localité de Beni Douala, du nom de Guermah Massinissa, dans les locaux de la gendarmerie. Bavure, comme le prétendit le ministère de l’Intérieur, ou acte délibéré destiné à ‘’initier et à camoufler’’ une probable révolution de palais, comme le pensèrent différents acteurs politiques et sociaux, le fait est suffisamment grave pour déclencher une chaîne de réactions de solidarité et d’indignation de la jeunesse kabyle qui se sentait touchée par un traitement communément dénommé “hogra”, que l’on peut traduire approximativement par ‘’arbitraire, mépris, tyrannie, volonté d’humilier,…’’. Les archs, issus d’horizons divers et particulièrement des deux formations politiques les mieux implantées dans la région, le FFS de Hocine Aït Ahmed et le RCD de Saïd Sadi, s’assignèrent comme tâche principale d’encadrer et de canaliser la révolte des jeunes Kabyles décidés à en découdre avec les forces de la répression. Ces manifestants n’avaient pour ‘’armes’’ que les pierres et les cocktails Molotov de fortune contre des armes de guerre qui étaient à mille lieues des outils de la légitime défense. En tout cas, la commission d’enquête créée par le président Bouteflika et présidée par un éminent juriste, le professeur Issad, n’a pas mâché ses mots pour dire que la riposte des gendarmes n’en fut pas une ; elle était sciemment organisée pour faire le maximum de tués. Ladite commission a établi également des responsabilités politiques du fait que, tout au long des semaines sanglantes en Kabylie, aucun responsable investi des pouvoirs de la sécurité nationale n’avait donné ordre d’arrêter les massacres. Le Mouvement citoyen était vu à l’époque- sans doute avec une ingénue présomption- comme la ‘’superstructure’’ théorique ou la conscience politique d’une révolte confuse et nébuleuse qui, malgré des êtres humains réels que les balles fauchaient chaque jour, n’avait pas de tête pensante ou de porte-parole attitré. En tout cas, l’entrée en scène de cette organisation avait conduit à une baisse de l’intensité des émeutes comme elle allait aussi servir de ‘’zone tampon’’ entre les pouvoirs publics et les desperados de la révolte kabyle. Cependant, le bilan physique et moral de la crise — 123 jeunes tués- paraissait trop lourd et les plaies restaient trop béantes pour que les populations et les archs acceptassent de se rendre aux urnes en octobre 2002 lorsque les mandats des députés, des membres de l’Assemblée de wilaya et des maires arrivèrent à leur terme. Entre-temps, le Mouvement citoyen, lors d’une assemblée générale tenue à El Kseur, une ville de la Haute Soummam située à 20 km de Béjaïa, a élaboré une plate-forme de revendications en quinze points qu’il a voulu transmettre solennellement au président Bouteflika lors d’une grandiose marche sur la capitale algérienne qui avait drainé, le 14 juin 2001, plus de deux millions de manifestants. Cependant, la répression de la marche par les forces anti-émeutes et la manipulation médiatique qui en a été faite par la télévision d’Etat- qui présenta les marcheurs comme des ‘’sauvages’’ ou ‘’aborigènes’’ venus envahir Alger — avaient compromis les chances d’une solution à court terme d’une crise qui a des profondeurs historiques connues de tout le monde.Les deux partis politiques traditionnellement ancrés en Kabylie, le FFS et le RCD, largement représentés dans la nouvelle structure des archs ne pouvaient que constater les dégâts, ligotés qu’ils étaient par des divergences profondes et des luttes homériques pour le leadership. Ces animosités légendaires furent aggravées par la décennie de terrorisme intégriste qu’a eu à connaître l’Algérie et qui a ‘’sommé’’ chacune des parties à se positionner par rapport à ce nouveau phénomène. La situation qui était en train d’être mise en place échappa au contrôle de presque tous les acteurs. La plate-forme d’El Kseur reprend- outre la revendication d’une réparation morale et matérielle des dommages causés aux victimes de la répression d’Etat ainsi que des mesures pratiques d’apaisement (poursuites judiciaires contres les auteurs des crimes devant des tribunaux civils et suppression des brigades de gendarmerie en Kabylie)- les revendications historiques de la Kabylie, à savoir, la reconnaissance effective par l’Etat de l’identité et de la culture berbères dans les textes fondamentaux du pays. Cette plate-forme, déclarée par ses auteurs ‘’scellée et non négociable’’, rejette toute forme de consultation électorale avant la satisfaction des revendications qu’elle contient.Dans la fièvre politique charriée par l’émergence du Mouvement citoyen, et alors que les partis traditionnels, pantois et souvent discrédités, commençaient à lui céder le terrain, une autre organisation allait voir le jour sous la conduite du vieux militant de la cause berbère, Ferhat Mehenni, qui était jusqu’en 1994 le n° 2 du RCD. Ce nouveau parti, le Mouvement pour l’Autonomie de la Kabylie (MAK), revendique frontalement l’autonomie de cette région par rapport au pouvoir central d’Alger et parle carrément de ‘’peuple kabyle’’, une terminologie jusqu’ici inusitée. Le projet qu’il présente n’a apparemment pas eu les suffrages des populations et de la société civile de Kabylie. Mais, il a sans doute le mérite de montrer les voies de la solution extrême dans le cas où l’intégration nationale ne se dessine pas dans le moyen terme en Algérie.

Une fronde historiqueTout au long du 20e siècle, la Kabylie, tout en étant à la pointe du combat contre le colonialisme et contre la gestion dictatoriale du pays après l’indépendance du pays en 1962, est considérée comme une région frondeuse, cultivant méfiance et suspicion à l’endroit du pouvoir central. Au sein du mouvement nationaliste, ses éléments ont essayé de faire valoir l’orientation laïque d’une ‘’Algérie algérienne’’ par opposition à l’Algérien arabo-musulmane telle que déclinée par les organisations et les partis de l’époque (Etoile Nord-africaine en 1926, PPA-MTLD, en 1949). Cependant, la priorité du combat libérateur- qui exigeait le resserrement des rangs et la cohésion des structures- avait fini par reléguer au second plan des considérations qui pouvaient apparaître comme des facteurs de ‘’discorde et de zizanie’’. Une année après l’indépendance du pays, la tentative d’opposition du Front des Forces Socialistes (FFS), sous la conduite de Hocine Aït Ahmed, leader nationaliste natif de la Kabylie, a été réprimée dans le sang au point de contraindre ce parti, constitué de maquisards survivants, à choisir l’opposition armée, une aventure qui se soldera par la mort de 400 de ses militants et l’emprisonnement du leader historique. Le pouvoir de l’époque avait réussi, contre logique, à donner du combat du FFS l’image d’une rébellion sécessionniste destinée à ‘’arracher’’ la Kabylie au reste du pays. La dictature des années 1970, faite d’arabo-islamisme mâtiné d’une parodie socialiste à la soviétique, avait recouvert le pays d’une chape de plomb, généreusement alimentée par le produit de la rente pétrolière. Néanmoins, les limites historiques de la ‘’démocratie populaire’’ commencèrent à s’effilocher à partir de 1978, année de la mort du président Boumediene. Déjà, une année auparavant, la jeunesse kabyle qui vivait sa culture presque dans la clandestinité, avait pu défier Boumediene au stade du 5 Juillet d’Alger lors de la finale de la coupe d’Algérie de football ayant opposé l’équipe kabyle de la JSK au NAHD d’Alger. Houspillé, interpellé aux cris ‘’Imazighen !’’ (Les Berbères), le président ne put que ravaler sa colère et prendre note.C’est en 1980 que le monde entier se mit à l’écoute des plus importantes manifestations populaires de l’Algérie indépendante. La jeunesse kabyle investit les rues de Tizi Ouzou, Bouira, Bejaia et Alger pour crier franchement sa colère contre la dictature du parti unique, son rejet de l’arabo-islamisme et la revendication d’une véritable démocratie où la culture et l’identité berbères trouveraient leur place naturelle. Le facteur déclenchant d’une révolte qui s’étendra sur plusieurs mois était l’interdiction d’une conférence du célèbre écrivain Mouloud Mammeri à l’université de Tizi Ouzou portant sur la poésie kabyle ancienne. Dans une panique générale, le pouvoir n’avait pour seule réponse qu’un surcroît de répression. C’est ainsi que, après avoir violé nuitamment les franchises universitaires par le moyen de gendarmes, il procédera à l’arrestation et l’incarcération de 24 personnes considérées comme le cerveau de la révolte.Ce n’est que partie remise, puisqu’en 1985, des universitaires et des intellectuels kabyles tenteront une structuration quasi-légale de l’opposition populaire. Deux organisations allaient en émerger : la Ligue des Droits de l’homme et l’Association des enfants de chouhadas. En cette année du 20e anniversaire de l’indépendance du pays, ces formes d’organisation et les cérémonies qu’elles voulaient organiser pour commémorer cet événement (dépôt des gerbes de fleurs sur les carrés des martyrs) furent accueillis par une répression féroce qui se solda par l’arrestation de toute l’intelligentsia kabyle entre juillet et septembre 1985. Le régime de Chadli Bendjedid usera des moyens les plus pernicieux et les plus machiavéliques pour venir à bout de la contestation ; et l’instrumentalisation de la mouvance islamiste pour contrer toute forme de revendication démocratique- à l’université, dans les entreprises publiques et au sein de l’administration- n’était pas des moindres. L’un des moments phares de cette dangereuse et ignoble stratégie est sans aucun doute l’assassinat de l’étudiant Kamal Amzal sur le campus de Ben Aknoun le 2 novembre 1982 par des barbus armés de poignards, de chaîne à vélo et de barres de fer.

La rente à l’épreuveLe contrôle de la nébuleuse d’opposition et l’élimination de tout cadre d’expression démocratique (associatif, syndical, politique,…) n’ont été rendus possibles que par la gestion clientéliste de la rente pétrolière. Le pouvoir du parti unique avait entretenu des relais dans la société de façon à absorber toute forme d’opposition et d’organisation autonome de la société. Néanmoins, à partir de 1986, le prix du baril de pétrole- unique source de recettes du pays- commençait à dégringoler. Du même coup, les relais et clientèles du pouvoir voyaient leur influence régresser et leurs privilèges chanceler. Le doute gagnait de plus en plus les hautes sphères du pouvoir. On en arriva alors à porter atteinte au plus symbolique ‘’présent’’ par lequel les autorités berçaient le rêve d’exil de la jeunesse algérienne : l’allocation touristique. Les effets de la crise- manipulés par des groupes occultes de la nomenklatura- ne tardèrent pas à se manifester dans la rue. Ce fut alors la grande explosion d’octobre 1988 lors de laquelle un millier de jeunes algériens furent tués par l’armée. La révolte d’octobre 1988 consacra la ‘’faillite sanglante’’ du régime, comme le constata à l’époque un hebdomadaire parisien, tandis qu’un ambassadeur algérien, qui deviendra quelques mois plus tard ministre, parlait de ‘’chahut de gamins qui a dérapé’’ Subodorant une manipulation sophistiquée à grande échelle, les élites kabyles avaient tout fait pour ne pas impliquer la Kabylie dans une aventure dont on ignorait les tenants et les aboutissants. Mais cela n’empêcha pas que le célèbre chanteur Matoub Lounès fût mitraillé par un gendarme alors qu’il transportait dans sa voiture des tracts appelant au…calme ! Pour absorber la contestation et faire ‘’oublier’’ le drame, le régime de Chadli improvisa le multipartisme sur la base d’une nouvelle constitution qu’il fit voter en février 1989. Travaillée au corps par l’intégrisme islamiste- entretenu par l’école, la mosquée et le sous-développement culturel du pays-, la société algérienne sera ‘’sommée’’ de vivre le multipartisme entaché d’un péché originel, le fondamentalisme religieux. En effet, contre l’esprit même de la nouvelle constitution, des partis religieux furent agrées par le ministère de l’Intérieur.Le plus extrémiste, et qui saura profiter de l’état de déliquescence de la société algérienne, était le Front islamique du salut (FIS) dirigé par Abassi Madani, professeur à l’université et ancien militant du FLN, et Ali Benhadj, instituteur. Ayant un socle sociologique qui n’a rien à voir avec l’idéal d’une république théocratique, la Kabylie renoue avec le FFS d’Aït Ahmed et voit naître, dans la foulée du multipartisme, un autre parti, le Rassemblement pour la Culture et la Démocratie dont une partie du personnel a fait ses classes au FFS.

La chute aux enfersLes élections communales de 1990- boycottées par le FFS- ont confirmé les appréhensions de certains analystes quant au danger intégriste qui planait sur l’ ‘’ouverture démocratique’’. Hormis la Kabylie, majoritairement acquise au RCD, la plupart des autres communes algériennes tombèrent entre les mains du FIS.C’est à partir de ces cellules de base de la vie publique que ce parti préparera patiemment les élections législatives du 26 décembre 1991 et les dérives qui allaient en résulter. Le mouvement de la désobéissance civile enclenché par le FIS en juin 1991 (grève politique des municipalités relevant de son administration et rassemblements sur les places publiques) pour hâter la tenue des élections législatives valut au pays les premiers couacs de l’ère pluraliste (état de siège décrété par Chadli le 4 juin) et aux principaux instigateurs de cette action l’emprisonnement. Les élections législatives sont prévues pour le 26 décembre et le FIS, étêté mais entêté, se lancera dans la campagne électorale sous la conduite d’Abdelkader Hachani. Quelques semaines avant le rendez-vous électoral, la caserne de Guemmar, dans la wilaya d’El Oued, fut attaquée par un groupe terroriste, opération qui se soldera par des morts et des blessés. Le premier tour des législatives donne déjà une majorité fort confortable au FIS qui, en se renforçant des nouveaux sièges pour lesquels il était en ballottage, pouvait donner à ce parti le pouvoir de changer la constitution et d’installer le pays dans l’inconnu. C’est ainsi que le cours des événements et le sens de l’histoire se sont accélérés d’une manière irrésistible : des partis républicains, des personnalités du monde de la culture, de la science et de l’administration, et surtout l’armée, ont décidé de faire barrage à la plus grande hypothèque qui ait pu peser sur l’Algérie en tant que nation et société historiquement constituée. Le second tour des élections fut annulé et le président Chadli contraint à la démission.Un Haut Comité d’Etat, sorte de gouvernement de salut public, présidé, par Mohamed Boudiaf, un ancien révolutionnaire en exil, prit sur lui de remettre de l’ordre dans la maison Algérie en commençant par dissoudre le FIS dont l’action subversive s’était déjà illustrée par quelques actions d’éclat. Réforme de l’Etat, lutte contre la corruption, réhabilitation de l’école républicaine et autres projets portés par Boudiaf destinés à la modernisation du pays ont rencontré un engouement inouï des populations et une résistance farouche des secteurs de la mafia et de la rente.

Moins de six mois après son installation, le président du HCE sera assassiné le 29 juin 1992, par un de ses gardes de corps au cours d’une visite à Annaba. L’histoire s’accélère encore davantage sous la grisaille du ciel d’Algérie au point que les islamistes montèrent en cohortes au maquis pour faire subir aux simples citoyens, policiers, militaires, fonctionnaires, enseignants et intellectuels les atrocités les plus invraisemblables que l’histoire humaine ait enregistrées. Le bilan d’une dizaine d’années de terrorisme islamiste- auquel s’est greffé le rééchelonnement de la dette ayant entraîné l’application du Plan d’ajustement structurel (PAS) dicté par le FMI- a saigné à blanc la société algérienne et lui a fait perdre ses repères sociaux, culturels et politiques. Les dizaines de milliers de morts, les blessées, les traumatisés, les millions de personnes déplacées pèsent encore d’une façon décisive sur l’Algérie de 2005. Même si les différents mécanismes législatifs mis en place (loi sur la ‘’Rahma’’ en 1995, loi sur la Concorde civile en 1999) pour prôner la clémence de l’Etat à l’égard des terroristes qui cesseraient leurs activités criminelles ont quelque peu aidé au retour relatif de la paix, il n’en demeure pas moins que c’est l’action de l’Armée Nationale Populaire qui a réellement terrassé la bête immonde. Une victoire militaire que les démocrates et les républicains d’Algérie ont pour ambition de prolonger par une victoire idéologique et culturelle en soutenant la modernisation de l’école, de l’administration, de la justice et du code de la famille tout en travaillant à sortir l’économie algérienne de sa nature rentière qui avait permis l’installation des réseaux de corruption et la paupérisation d’un peuple dans l’un des pays les plus riches d’Afrique.

La Kabylie dans la tourmenteEn dépit de ses spécificités culturelles et sociologiques qui lui confèrent des ambitions de valeurs démocratiques de modernité qu’elle a voulu fertiliser avec les ancrages les plus puissants de l’authenticité, la Kabylie ne sera pas épargnée par le phénomène terroriste. Venant de ses enfants déracinés dans les villes (Alger, Boumerdès, Blida,…) ou de certains éléments rarement recrutés dans les villages par des réseaux de banditisme, l’action subversive en Kabylie a connu ses aires de prédilection et son apogée dans les massifs de Takhoukht, Mizrana, Sidi Ali Bounab, Ath Laqsar, certaines parties du Djurdjura et l’Akfadou. A sa périphérie, Sahel Boubrak et Sidi Daoud (Dellys), Zbarbar (Lakhdaria) et d’autres poches de repli, d’approvisionnement ou de transit se sont constituées. Des dizaines d’enfants de la Kabylie sont tombés sous les balles assassines des intégristes dans les autres villes d’Algérie et en Kabylie même : Tahar Djaout, Rachid Tigziri,, Saïd Tazrout, Smaïl Yefsah, Mahfoud Boucebsi, et tant d’autres valeurs intellectuelles intègres.Néanmoins, pénétrées de l’idée que le terrorisme n’a pas d’avenir en Algérie et ne pourra être considéré que comme une parenthèse tragique de l’histoire déjà assez tourmentée du pays, les populations de Kabylie – qui ont organisé l’autodéfense autour de leurs villages- n’ont à aucun moment fait table rase de leurs espoirs démocratiques et de la réhabilitation de leur culture par les moyens les plus modernes qu’offre la technologie du 21e siècle. C’est ainsi que l’année 1994 sera consacrée année de la ‘’Grève du cartable’’ qui a valu une année blanche pour plus de 700.000 écoliers et universitaires de Kabylie pour revendiquer l’institutionnalisation de la langue berbère dans les écoles et les institutions nationales algériennes. Pendant la même période, un grave événement vint s’ajouter à la confusion générale : l’enlèvement du chanteur Matoub Lounès à Takhoukht. Des acquis ont été arrachés par le mouvement de protestation conduit par le MCB (Mouvement culturel berbère) : introduction de tamazight à l’école et création d’un Haut-Commissariat à l’Amazighité. Quatre ans plus tard, le chanteur enlevé en 1994, symbole de la jeunesse frustrée, marginalisée et révoltée sera assassiné dans des conditions pour le moins confuses à Tala Bounane. La tragique nouvelle fera sortir dans la rue la jeunesse qui adulait l’artiste et qui croyait fermement au combat de Lounès pour la culture amazigh. Des émeutes d’une rare intensité sont enregistrées dans les principales villes de Kabylie entraînant la mort d’un adolescent. Depuis ce tragique épisode, la Kabylie n’a pas fait son deuil. De plus, les élites censées conduire politiquement ses luttes sont devenues des ‘’loques’’ happées par des manœuvres tendant à placer durablement ses chefs sur les sentiers de la rente ou bien par des luttes de leadership qui ont fini par épuiser tout le potentiel et toute l’énergie de résistance. C’est pratiquement sans repères politiques et dans le désespoir le plus extrême que la jeunesse kabyle allait inaugurer le nouveau millénaire. Et ce fut le Printemps noir d’avril 2001.Pendant toute la dernière décennie, la Kabylie a plutôt subi les élections au lieu de les vivre dans un élan de construction démocratique. Les taux de participation sont généralement les plus faibles du territoire national. Et l’exemple le plus illustratif de la situation- en dehors de l’exception des élections 2002- est sans doute les élections présidentielles d’avril 1999 où six candidats, dont le leader du FFS, Hocine Aït Ahmed, se sont retirés de la course la veille du scrutin. Le taux de participation dans plusieurs communes était proche de zéro ! En découvrant, lors du dépouillement de certaines urnes, des photos de Matoub Lounès en lieu et place des photos des présidentiables, on mesure bien le fossé qui existe encore entre la Kabylie et l’Etat central. Un malentendu historique persiste du fait que les spécificités sociologiques et culturelles de la région ne sont pas prises en compte. Pis, elles sont parfois brandies comme ‘’pièces à conviction’’ d’un irrédentisme kabyle atavique qui menace l’unité de la nation. Avec la modernisation des Etats, l’avancement de la technologie et la mondialisation de l’économie, il est de plus en plus prouvé que ce sont le centralisme outrancier et le jacobinisme castrateur qui menacent la cohésion des Etats et la stabilité des peuples. Outre ses revendications historiques, liées à l’identité et à la culture, la Kabylie souffre énormément des problèmes sur le plan économique et social. Les difficultés du relief de la région ont dissuadé même les structures de l’Etat à prendre en charge leurs missions de développement. De plus, rien n’a été fait pour exhorter l’investissement privé dans cette zone en partageant les surcoûts engendrés par certains travaux (terrassements, indemnisations conséquentes dans les cas d’expropriation pour cause d’utilité publique) ou en imaginant, comme dans les pays avancés, une véritable politique de la montagne. Aujourd’hui, la survie de la Kabylie est, momentanément, assurée par le travail de ses enfants dans les autres régions d’Algérie et particulièrement dans les champs pétroliers du Sud, ainsi que par la rente de l’euro. Cette dernière- tout en n’assurant que des activités marginales ou spéculatives, en raison d’un manque de qualification et de formation des jeunes qui leur auraient permis de s’investir dans la micro-entreprise, l’artisanat ou les métiers tertiaires- tend de plus en plus à tarir en raison de la disparition des pensionnés/retraités. Quant à la nouvelle vague des exilés- avec ou sans papiers-, leurs revenus aléatoires en euros sont dépensés dans la zone euro et n’ont pratiquement aucun impact sur l’économie de la Kabylie. En plus de ces difficultés économiques, la Kabylie souffre depuis quelques années d’une réelle dégradation du cadre de vie. Les petites villes de montagne qui auraient pu avoir le destin des villes alpines sont affectées par la pollution : eaux usées déversées dans les ruisseaux et “talwegs” qui naguère chantonnaient par le ruissellement d’une eau limpide et fraîche, amas d’ordures dans les venelles et au pied des bâtiments, disparition des espaces forestiers qui ceinturaient les villages, érosion des sols qui aboutissent à des éboulements inédits sur les routes goudronnées, pillage de sable des oueds contre toute logique d’équilibre écologique, et la liste est trop longue. La drogue, les cambriolages, le vol de voiture, le suicide, les agressions, la conduite en état d’ébriété, sont les nouveaux fléaux affectant la jeunesse rongée par le chômage et l’oisiveté.Dans quelle mesure les élections locales de ce jeudi pourront relever le défi du développement et de la promotion du cadre de vie des citoyens ? La réconciliation du citoyen avec l’urne signifiera-t-elle un nouveau contrat social entre les habitants de la région et la classe politique qui prétend les représenter ? Quel sera l’impact de ce scrutin sur la poursuite du dialogue entre les archs et le gouvernement ? Autant de questions qui resteront pendantes tant l’histoire récente du pays nous a gavés de déceptions et plongés dans les désillusions.

A. N. M.

Partager