Au lycée Ben Boulaïd, lors du Printemps berbère 1980

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Par Amar Naït Messaoud

Boukhalfa Bitam, décédé mardi dernier à Tizi-Ouzou, et à qui la ministre de la Culture vient de rendre hommage en le qualifiant d’ «écrivain et éducateur humaniste», fait partie de cette génération qui nous quitte sur la pointe des pieds, mais qui laisse un vide immensément angoissant et un silence ô combien assourdissant. Il fait partie de cette génération pour laquelle le savoir n’est pas compartimenté (en matières, modules ou spécialités); c’est un tout, uniment assuré et assumé. Un savoir qui est loin de s’enfermer dans un encyclopédisme désuet et stérile, mais qui va au devant des grandes préoccupations de la société. Ancien enseignant, directeur de l’École normale de Tizi-Ouzou, devenue Institut technologique de l’enseignement (ITE), récupérée par la suite par l’Université Boukhalfa Bitam, qui vient de nous quitter à l’âge de 93 ans, rayonnait par sa droiture, son sens de la pédagogie et sa culture. Les enseignants sortis de l’ITE de Tizi-Ouzou en gardent encore un souvenir vivace, voire indélébile. Après son départ en retraite, et en plus des livres qu’il a produits- Fadhma n’Soumeur, Taddart Oufella, Les Justes, Rue de la Liberté- Bitam travailla comme correcteur dans une maison d’édition. Personnellement, j’ai eu à le voir à l’œuvre lors du fameux débat sur la culture lancé par le président Chadli juste après l’explosion du Printemps berbère en 1980. J’étais au lycée Mostefa Ben Boulaïd d’Aïn El Hammam, dirigé à l’époque par un autre grand pédagogue, le proviseur Ahcène Kacher, originaire de la région de Mekla. Boukhalfa Bitam était chargé d’animer les débats dans une grande salle façonnée comme un auditorium. Le nez aquilin, les cheveux grisonnants tapissant les tempes, le regard perçant mais extraordinairement serein, l’ancien directeur de l’ITE donna libre cours à une réflexion sociologique et philosophique sur la culture. Malgré les limites tracées à l’époque par le parti unique à ce genre d’opérations, destinées plutôt à faire diversion et surtout à gagner du temps par rapport à la crise aigue que la Kabylie vivait depuis plusieurs mois, Boukhalfa Bitam, en fin pragmatique, a transformé cette réunion, politiquement «téléguidée’’, en un forum qui a permis aux jeunes lycéens que nous étions de débattre et de réfléchir à haute voix, sur la culture. Une cascade de définitions, de nuances, d’extrapolations fut émise en un temps record. Des revendications précises, loin des généralités, accompagnaient l’intervention des lycéens. Certains étudiants, venus spécialement de l’Université de Tizi-Ouzou, dont les franchises ont été violées quelques mois plut tôt (le 20 avril), tenaient à préciser certains points du débat et, surtout, à les empreindre d’une touche politique qui aille dans le sens de l’effervescence de l’époque. De même, des enseignants prirent part au débat et lui donnèrent des contours pédagogiques indéniables. Subitement, un petit incident se produisit. Un étudiant, Mahiou Faredj, arbora un article d’El Moudjahid sorti le matin même, qui rapportait les propos du président Chadli Bendjedid qui disait, en réponse à la poursuite du mouvement berbère: ‘’nous sommes arabes, que nous le voulions ou non! «. Mahiou demanda à l’assistance s’il était encore pertinent de continuer à débattre de la culture devant de tels propos provocateurs. Il aura fallu au proviseur Kacher, aux enseignants et surtout à Boukhalfa Bitam un trésor d’imagination et de ‘’diplomatie’‘ pour convaincre les lycéens de continuer les débats, malgré cette énième provocation du pouvoir politique.  Boukhalfa Bitam donnait la parole, demandait à ce qu’on rapproche le micro, prenait note comme un étudiant bucheur qui ne voudrait rater aucune idée. Les intervenants réclamaient une télévision en Tamazight, l’extension de l’aire d’écoute de la radio chaîne 2 ainsi que l’allongement de ses horaires, la création d’éditions et de journaux en tamazight,…etc. le débat était passionné à tel point que certains lycéens ne faisaient pas moins que… de donner un ultimatum au gouvernement Chadli pour satisfaire toutes ces revendications.  Les interventions des jeunes lycéens grévistes que nous étions n’étaient devenues possibles, ‘’exprimables’’, que par les encouragements et l’entregent de Boukhalfa Bitam. ‘’Discutons de la culture, indépendamment même de la partie qui a demandé ou commandé ce débat‘’, disait-il. En effet, le résultat dépassa toutes les attentes et se situa au-dessus des premières appréhensions. Il fut d’une richesse inouïe. La suite, on la connait. Le gouvernement installa un secrétariat d’État à la Culture et aux Arts populaires présidé par l’actuel président de l’APN, Mohamed Larbi Ould Khelifa. Abstraction faite des jeux politiques- de la poudre aux yeux, saura-t-on par la suite- auxquels obéissait l’initiative du débat sur la culture, celui qui était charger de l’animer au lycée Ben Boulaïd, à savoir Boukhalfa Bitam, en fit une tribune de riche réflexion que les lycéens- dont l’un n’était autre que le martyr Amzal Kamal- ne croyaient pas pouvoir mener avec un tel talent, une telle aisance et un tel engagement. Grâce, en grande partie, à l’intelligence et au sens de la pédagogie de Boukhalfa Bitam.  Repose en paix, maître, à côté de l’autre amusnaw de ton village, Mouloud Mammeri, qui t’a précédé il y a 24 ans, dans l’autre monde.  

A. N. M.

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