Levez les barricades !

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Par Amar Naït Messaoud

Rues barricadées, avec des pneus fumants et des amas de pierres, des sièges de mairies ou de daïras cadenassés, des sit-in qui se tiennent devant le siège de wilaya, presque aucun moyen n’est épargné pour que les populations expriment leur colère et leur ras-le-bol face à une gestion locale qu’elles jugent médiocre, diluée, clientéliste; sans pour autant qu’un l’arrière-fond politique soit complètement évacué rendu justement possible par les failles et brèches de la gestion communale et le mode d’administration de la daïra. Sans remonter jusqu’au Mouvement citoyen du début des années 2000, à l’occasion duquel des routes à grande circulation furent barricadées à plusieurs reprises, l’historique blocage de la commune de Taourirt-Ighil, dans la wilaya de Béjaïa, qui a duré plusieurs mois en 2010, est toujours dans les mémoires pour prendre la mesure de ce à quoi peut aboutir le bras de fer entre élus et citoyens d’une part, et entre ces derniers et le reste de l’administration locale (daïra, wilaya). Au cours de ces deux dernières années, la Kabylie a connu des dizaines de mouvements de protestation, allant de Souk El Tenine à Aït Yahia Moussa, en passant pas Taskariouts, Boukhlifa, Barbacha, Akbou, Adekar, Timizart, Ouaguenoun, Beni Douala,…etc. La liste demeure apparemment ouverte devant ce qui s’apparente à un dialogue de sourds entre les citoyens-électeurs et les élus ou les administrateurs territoriaux. Dans la wilaya de Bouira, la journée de mercredi dernier a été particulièrement mouvementée. Entre la fermeture de la mairie d’Aomar par les habitants de Krarib, les barricades dressées sur la RN 26 à Raffour, les barricades sur la route de Fraksa (commune de Oued El Berdi) dressées contre la circulation des camions transportant les produits de carrière, et le sit-in bouillonnant devant la wilaya dressé par des manifestants d’Ath Laqsar, l’on a l’impression de revivre une partie de l’histoire récente de la région lorsque, à plusieurs reprises entre 2002 et 2005, la circulation en direction de tout l’Est algérien était détournée vers le sud, à travers les pistes du massif des Bibans, pour ne rejoindre Bordj Bou Arréridj, qu’après d’aventureuses équipées. Le geste, apparemment facile, qui consiste à barrer une route ou à cadenasser une mairie ne semble pas émouvoir outre mesure les autorités, sachant que déjà l’autorité de l’État a été fortement rognée depuis le début de l’année 2011, lorsque l’air de rébellion du « Printemps arabe » commençait à planer sur le pays. L’État n’a pu faire valoir son autorité que dans certaines régions, à l’image de la commune de Bousellam, dans la daïra de Bouandès, où ce fut, au début du mois de septembre, à coups de bombes lacrymogènes que la gendarmerie à pu procéder à la réouverture du siège de l’APC fermée par des citoyens en colère contre les  »promesses non tenues du maire » quant à certaines questions relatives au développement de la commune. S’il y a un signe révélateur que la santé financière d’un pays ne fait nécessairement le bonheur de ses populations, c’est bien la situation actuelle de l’Algérie où un contraste effarant s’installe entre les potentialités économiques et le désarroi social, entre les textes réglementaires et la réalité de la gestion sur le terrain, et, enfin, entre les ambitions d’une révolution citoyenne et la médiocrité politique qui prend en otage les institutions du pays. C’est là un contexte peu favorable à l’éclosion des grandes idées, aux compromis civilisés et au dialogue citoyen. Émeutes et atteintes à l’ordre public se succèdent pour que les citoyens fassent valoir souvent des droits élémentaires. Il est vrai que, parfois, les revendications prennent l’allure de « fantaisies » ou de positions rigides dictées par des arrière-pensées politiques. Là les manipulations politiciennes ne sont pas très loin, favorisées par un pluralisme non complètement assumé. Il ne se passe pas une journée sans que la presse écrite, les sites électroniques et les nouvelles chaînes privées-la télévision publique demeure étrangement muette devant une telle actualité- ne rapportent qu’une mairie vient d’être fermée par la population, que la route nationale est coupée par des émeutiers, que des barricades sont dressées à l’entrée d’un quartier populaire. Il y a même eu des prises d’otages dans lors de certaines protestations sociales dans les wilayas du Sud. C’est là le visage du désordre social en Algérie, nourri par la gestion approximative des affaires publiques (particulièrement les infrastructures communales, l’hygiène publique,…) et par diverses injustices charriées par la distribution des soutiens de l’État (logement social, habitat rural,…). Si les citoyens, excédés par la mal-vie quotidienne, en sont arrivés à ces extrémités, cela ne signifie pas toujours que ce sont les édiles municipaux ou le chef de daïra qui ont failli. La centralisation du pays, de son économie et de son administration, crée une chaîne de commandement telle que les responsabilités sont diluées. Sachant que les canaux de communication entre les citoyens et les responsables locaux ne sont pas établis, ou ne sont pas au beau fixe, il serait chimérique de s’attendre à des manifestations civilisées. Les cas où les associations locales et les comités de villages ont pu peser dans les « conflits » sont plutôt rares, et ne donnent qu’un léger répit à la protestation. Outre une pénalisante centralisation institutions, qui limite gravement les prérogatives des élus locaux et des institutions intermédiaires, le déficit de structuration efficace de la société civile susceptible de désamorcer ou, mieux encore, de prévenir les dérapages, les pouvoirs publics ne brillent pas, non plus, par leur sens de l’initiative et d’anticipation.

Cautère sur une jambe de bois?

Lorsque la tension évolue en question d’ordre public, nul étonnement à ce que des mains invisibles, agissant au  »nom » de parties informelles du monde politique, s’agitent, remuent les fils et tentent de manipuler la protestation à leur profit. L’impasse des horizons sociaux, l’échec flagrant de l’école et de ses valeurs culturelles et éducatives, et, enfin, la vacuité des instances sensées servir de régulation sociale ne font qu’aggraver la situation et même faire remonter en surface de vieux conflits familiaux et tribaux. Les analystes de la scène nationale ont longtemps averti que, dans le cadre des projets de développement que l’État est en train de mettre en œuvre, non seulement doivent l’on doit respecter l’équilibre régional, mais surtout l’on est fermement tenu de les accompagner de réformes administratives nécessaires qui rapprocheraient l’État du citoyen. La démocratie, ce n’est pas seulement des rendez-vous électoraux, mais c’est aussi une culture et une justice sociale capables de sublimer- au sens psychanalytique- le potentiel de violence sociale en actes positifs de travail, de synergie, de tolérance et de création. Les populations en ont assez de la fermeture de mairies, de sièges de daïras, de routes, et d’autres actions qui accroîtraient leurs malaises déjà assez pesants. À ce rythme, l’on ne s’étonnera pas que des actions contraires, visant à débloquer les structures fermées, soient menées par d’autres franges de la population, mettant ainsi dangereusement face à face les enfants d’une même commune ou d’un même village. Dans un tel contexte, que peut bien apporter le nouveau département ministériel chargé de la Réforme des Services publics, issu du dernier remaniement ministériel? En toute apparence, il est tout indiqué pour améliorer la relation entre les institutions de l’État et les citoyens. Mais, en l’absence de réformes profondes dans les structures de l’État lui-même (missions, décentralisation et découpage administratif rationnel et équitable), on n’apporte que des palliatifs, tels des cautères sur une jambe de bois, à l’image du poste de médiateur de la République, crée au milieu des années 1990 et occupé par un vieux moudjahid, feu Abdessalam Habachi.

A. N. M.

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