Le sacré à «portée» de voix et de musique

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Il est des hommes qui, sans tenir le moins du monde à la reconnaissance de leurs pairs ni à celle de la postérité sont rattrapés par leur aura et continuent à illuminer la mémoire immatérielle de leur société grâce à ceux qui n’oublient pas, malgré les vicissitudes des systèmes et du temps qui passent.

Par S. Aït Hamouda

En prenant la route de Takhoukht en direction de la Zaouia de Lhadj Belkacem, nous ne mesurions pas encore l’ampleur du mystère de ce personnage hors du commun dont peu de gens connaissent les multiples facettes du génie, son attachement à son sacerdoce, sa générosité et son détachement des choses de la vie. Un tel homme ne peut être que poète à l’inspiration puisée dans les abysses de la spiritualité la plus profonde et la plus ancrée, la plus enracinée, dans la voie tracée par les mystiques du terroir maghrébin. A portée de souffle de Talletat, couverte de son superbe burnous blanc, posée tel un diadème d’argent dans un écrin de luxuriance sylvestre, entourée de schiste bleu scintillant de mille feux au soleil d’une matinée hivernale particulièrement belle, trône, en contre bas de la RN 30, la Zaouia de Lhadj Belkacem. L’entrée de ce sanctuaire, situé au bout d’un petit sentier carrossable et bien entretenu, donne sur une vaste cour cernée de bâtis à l’architecture bigarrée. Seul le dôme garde les traces du temps et rappelle la sobriété toute de finesse, des constructeurs kabyles d’antan. Au fond de la cour, à gauche, repose l’artiste disparu à la fleur de l’âge, Brahim Izri, petit fils du Cheikh. Juste le temps de flatter nos yeux dans cet espace paisible et verdoyant que le petit neveu du Cheikh, Izri Chabane, vient à notre rencontre. Il est le gardien des lieux et le maître des cérémonies hebdomadaires qu’organise, tous les jeudis, la zaouia. Sexagénaire au regard lucide, veste, pantalon classique, il a tout d’un enseignant en villégiature, plus que d’un Moqadem de zaouia. Il nous invite dans un vaste salon à prendre le café et à discuter de la vie du bâtisseur de cet antre des «Amaria», une branche de la Tariqa El Qadiria. Accrochées au mur, une photo de la Zaouia de Sidi Lakhdar Benkhlouf et de son célèbre palmier et une affiche évoquant la deuxième année de la mort de Brahim Izri. Tout autour, des lits. Ils servent de couchage aux pèlerins venus de loin. D’emblée, notre guide nous met en garde : «Je ne peux vous raconter que ce dont je me souviens ou ce que j’ai entendu dire de Baba Lhadj». «Dès son jeune âge, nous dit Chabane, cheikh Belkacemn, qui est né en 1880, a quitté son village natal Ath Lahçen (Ath Yenni) pour s’en aller voguer de zaouia en zaouia. Il est allé jusqu’au Soudan. Errance (Siaha) mystique et initiatique qui aura duré pas moins de seize ans. Après avoir accompli son pèlerinage à la Mecque, toujours à pied, il est rentré au pays se mettre à la disposition de Mrabet Mohamed, chef spirituel de la Zaouia el Amaria de Tassaft qui lui recommande d’arrêter l’errance et de construire sa propre Zaouia. Lhadj Belakacem ouvre une première Zaouia à Ath Lahcen, avant d’opter entre 1922 et 1924 pour le lieu où se trouve aujourd’hui son sanctuaire». La Zaouia El Amaria, dont le père spirituel est Sidi Amar Boucena, est une branche, à l’instar de la Aïssaouia, de la Tariqa Qadiria, elle pratique le chant et la musique sacrés selon un rituel à l’africanité indéniable. Le chant, éloges aux Saints (medh) et évocation (dikr) de Dieu, soutenu par une musique austère (bendir et flute (Gasba)) est utilisé à l’occasion de cérémonies (hadra) entre initiés pour des rituels de transe et d’évocation spirituelle et thérapeutique (Hardj) en direction des pèlerins et des consultants qui viennent se baigner dans une ambiance de fumigation d’encens, de transe et de bendir endiablés, pour retrouver «la sérénité et la paix de l’âme». La musique étant un élément cardinal dans les rituels de la «Amaria», cheikh Belkacem a innové en y introduisant dans les cérémonies de sa zaouia divers instruments de musique comme le Banjo, le mandole, le qanun, le naï et le violon. Ce qui tranche radicalement avec la traditionnelle Gasba qui, tout en gardant sa place dans l’orchestration, se console, tout de même, de la concurrence de bon alois que lui opposent les autres instruments. La «hadra» ne peut qu’être plus envoûtante. La poésie de Sidi Lakhdar ben Khlouf, de Sidi Boumediene, embellit l’atmosphère d’un surcroît de spiritualité. En fait, Lhadj Belkacem a été tout à la fois un musicien polyvalent, un poète mystique hors pairs tant en kabyle qu’en arabe dialectal et un homme de foi reconnu. C’est la raison pour laquelle, sans doute, la plupart des maîtres du Chaâbi de l’époque se rendaient souvent pour des retraites spirituelles à la Zaouia de Lhadj Belkacem. On nous cite, entre autres, Lhadj Mhamed el Anka, Dahmane el Harrachi, Mrizek, Slimane Azem et Moh Seghir Lâama … De plus, le cheikh jouant de plusieurs instruments, ses hôtes artistes trouvaient toujours en lui une oreille attentive et un avis, technique, modique ou stylistique, à la mesure de leur talent. Par ailleurs, de nombreux artistes, modernes, ont puisé sans le révéler, dans le répertoire poétique de Lhadj Belkacem. Par respect, osons l’espérer, pour sa volonté d’effacement et de détachement des jouissances terrestres. Autre chose rare dans les us des autres structures religieuses, le Cheikh a veillé à ce que la plupart de ses descendants jouent d’un instrument de musique. Plusieurs de ses neveux, petits fils et petits neveux ont fait plus : ils ont appris à jouer de divers instruments. Nous citerons à titre d’exemple son neveu Hadj Amar (1921-1962) qui a hérité du sanctuaire après la mort de son oncle, le 22 avril 1962, ses petits-fils Brahim Izri et Gherab Moumouh et son petit neveu Izri Chabane. Ils se sont nourris à la sève féconde de Lhadj Belkacem et pris chacun la voie de son destin, qui en restant au service de la zaouia, qui en prenant le chemin de la créativité artistique. Malgré sa fécondité culturelle, spirituelle et philosophique, Lhadj Belkacem est resté un illustre inconnu. Sa poésie n’est déclamée que lors des «hadra» et «hardj». Aucune anthologie ne lui est consacrée. Oubli, omission ou négligence ? Qu’en savons-nous. A l’heure où le chant, la musique et la poésie sacrés, retrouvent leurs lettres de noblesse, un patrimoine d’une originalité rare ne demeure en vie que grâce à l’engagement de la lignée de son précurseur, dans le cadre autant strict qu’étroit d’une zaouia. Ne serait-il pas urgent de sauver le répertoire musical et poétique de ce cheikh ? Avant de quitter ces lieux paisibles, reposants et emplis de ferveur, notre hôte nous fait visiter la tombe du cheikh, située dans une petite coupole. Sépulcre saisissant de simplicité : une dalle carrelée couverte d’un drap vert. «C’est ainsi qu’il la voulait, il l’avait préparée 20 ans avant sa mort», nous dit son petit neveu Chabane Izri. Nonobstant l’oubli ou tout ce qu’on veut pour tourner le dos à la profondeur tant spirituelle qu’artistique de l’œuvre du cheikh, bien des hommes et des femmes de la région d’Ath Yenni se souviennent de sa voix divinement limpide, de son banjo, de son violon ou de son mandole et c’est toujours ça de gagné sur l’indifférence. De plus, tous les jeudis se tiennent «Hadra» et «Hardj» dans la pure tradition «Belkacemienne». Donc, une virée à la zaouia ne sera qu’enrichissante.

S.A.H

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