Devoir de mémoire et honnêteté intellectuelle

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Le nom de Jean-Luc Einaudi est intimement lié à l’un des durs épisodes de la guerre de libération algérienne, qui eut pour théâtre le sol français, plus précisément le fleuve de la Seine, à Paris. En effet, l’historien, qui vient de décéder, samedi dernier, à l’âge de 63 ans, suite à une maladie fulgurante, a fait du massacre des Algériens à Paris, un certain 17 octobre 1961, un sujet de recherche au point d’en devenir le spécialiste attitré. Le travail a commencé par une enquête de terrain et d’archives, qui donnera lieu à un livre, publié en 1991 aux éditions du Seuil, sous le titre de « La Bataille de Paris, 17 octobre 1961 », et s’est poursuivi par un témoignage retentissant, lors du procès intenté en 1997 devant la cour d’assises de Bordeaux, au bourreau des Algériens, Maurice Papon, préfet de police de Paris au moment des événements. Le procès de Papon avait pour objet un tout autre chef d’accusation: la responsabilité de Papon dans la déportation de Juifs français, entre 1942 et 1944, pendant l’occupation allemande. Einaudi avait nommément accusé l’ancien préfet de police d’être le responsable du massacre perpétré par des forces de police le 17 octobre 1961 contre des Algériens manifestant pacifiquement pour dénoncer la guerre imposée à leur pays et revendiquer l’indépendance de l’Algérie. Par cette action, ces manifestants tenaient également à dénoncer le couvre-feu imposé depuis le 5 octobre 1961, aux seuls Algériens dans la ville de Paris. Plusieurs dizaines d’Algériens- on avance le chiffre de 200- ont été tués, noyés dans la Seine. Certains corps ont été retrouvés plusieurs jours plus tard. Mais le bilan officiel de la police ne parlait alors que de deux personnes « décédées ». Papon attaquera, par la suite, Jean-Luc Einaudi en justice pour diffamation, mais il perdra le procès. « Finalement, le procès qu’il m’a fait a permis, et c’est ce que je souhaitais, que la vérité avance. Cela a débouché sur un début de reconnaissance de la réalité d’un massacre. Dès le mois de mars 1962, et donc des Accords d’Evian et du cessez-le-feu, il y a eu un décret d’amnistie portant sur l’ensemble des crimes et délits commis en relation avec les opérations de maintien de l’ordre. C’est au titre de cette amnistie, confirmée ensuite, que toutes les plaintes et informations judicaires se sont closes sur des non-lieux. La justice française, à ses différents niveaux, a rejeté dans les années 1990, toutes les plaintes déposées par des victimes et des familles de victimes, considérant qu’elles n’étaient pas recevables… », déclarait Einaudi dans un entretien accordé au quotidien El Watan du 14 octobre 2011. Einaudi aura participé activement au devoir de mémoire et de reconnaissance, qui avait tardé à se manifester au sein de l’élite intellectuelle française, et particulièrement au sein de la communauté des historiens. Il fait partie de ces rares chercheurs, honnêtes et éclairés, qui ont dénoncé un crime et un mensonge d’État. La montée de la conscience et du devoir de mémoire se poursuivra par un geste symbolique, mais ô combien important: l’inauguration, le 17 octobre 2001, par le maire de Paris, Bertrand Delano&euml,; d’une plaque commémorative au pont Saint-Michel dédiée « à la mémoire de nombreux Algériens tués lors de la sanglante répression de la manifestation pacifique du 17 octobre 1961 ». Onze ans plus tard, en octobre 2012, le président François Hollande reconnut officiellement la sanglante répression dont furent victimes les Algériens, en ce jour du 17 octobre 1961. Jean-Luc Einaudi, généralement peu disert en matière d’éloges, salua le geste du président français. « En octobre 1961, j’étais un enfant de 10 ans en banlieue parisienne, à Alfortville. J’ai su, longtemps après, que des hommes avaient été jetés du haut du pont suspendu d’Alfortville. J’ai découvert le 17 octobre 1961, dans mes engagements politiques autour de la période de 1968. Le temps a passé et dans les années 1970, un fort racisme régnait et des attentats avaient lieu contre des Algériens, occasionnant de nombreux morts à Paris, Marseille et ailleurs. Tout ça était lié aux suites de la guerre d’Algérie et à la haine qui persistait dans certains milieux, notamment ceux liés à l’OAS, à l’égard des Algériens », se souvient Jean-Luc Einaudi. Le début de reconnaissance des atrocités liées à la guerre de libération algérienne, que les exactions soient commises en Algérie ou sur le sol de la Métropole, est immanquablement le fruit de recherches, de revendications, de pressions et de désir de réparation. D’autres efforts sont, aujourd’hui, demandés pour que les manuels scolaires mentionnent officiellement des faits refoulés pendant plusieurs décennies. Le travail acharné de Jean-Luc Einaudi, empreint de franchise et de loyauté a préparé le terrain à cette entreprise qui s’avère de longue haleine.

Amar Naït Messaoud

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