“Misère de la Kabylie” vue par Albert Camus

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“On doit aider le peuple kabyle dans son exigence de bien-être”, tel est le fil conducteur de la série de reportages écrits en juin 1939 par Albert Camus pour le compte d’“Alger Républicain”. Ces reportages compilés et publiés récemment par les Editions “Zirem”, en un volume sous le titre “Misère de la Kabylie” En sus de leur importance historique, ils sont un témoignage éclatant du respect et l’amour que porte Albert Camus pour les Kabyles. “Et si l’on songe à ce que l’on sait du peuple kabyle, sa fierté, la vie de ces villages farouchement indépendants, la constitution qu’ils se sont donnée (une des plus démocratique qui soit), leur juridiction enfin, qui n’a jamais prévu de peine de prison tant l’amour de ce peuple pour la liberté est grand, alors la ressemblance se fait plus forte (avec la Grèce) et l’on comprend la sympathie instinctive qu’on peut vouer à ces hommes”. Rien qu’à lire ces premières lignes du premier reportage, “La Grèce en haillons”, paru le 5 juin 1939, l’on sent d’emblée l’estime qu’a l’auteur pour la Kabylie et les Kabyles. C’est justement cette estime qui le pousse à parcourir cette région et à mener une enquête sur les conditions de vie de ses habitants, pour leur rendre service mais surtout justice. Car s’il est une injustice subie héroïquement par la Kabylie, en ces années trente, c’est celle colporté par la presse de l’époque la décrivant comme un havre de paix, une région très belle faisant penser à la Grèce. L’enquête d’Albert Camus va remettre les pendules à l’heure, en montrant la Kabylie sous son vrai visage, un visage hideux de sous-développement et de misère, un visage en contradiction totale avec les cartes postales en circulation. “La Grèce en haillons”, “Dénuement”, “Les salaires insultants”, “L’habitat”, “L’assistance”, “L’enseignement”, “Deux aspects de la vie économique kabyle : l’artisanat et l’usure”, “L’avenir politique des centres communaux”, “Pour vivre, la Kabylie réclame !”. Voilà les chapitres qui composent cette enquête, close par une conclusion pathétique où l’auteur explique les raisons de son enquête en rappelant qu’il n’a pas de “goût au métier d’accusateur”. La Kabylie souffre et cette souffrance doit être connue et pourquoi pas, combattue; Tel est l’objectif assigné à cette enquête. La misère est partout, tous les secteurs sont dans le rouge. Les Kabyles sont affamés, la tige de chardon leur sert de base d’alimentation, leurs rues sont des cloaques, leurs maisons des taudis, leurs salaires quand ils ont la chance de travailler est aussi insignifiant que les chantiers de charité crées pour lutter contre la famine… et ce n’est pas tout. Le tableau sanitaire n’est guère reluisant, “un médecin pour 60 000 habitants”, le taux de mortalité infantile est très élevé, le taux de chômage atteint des chiffres à vous donner le tournis, et lorsque on propose du travail, c’est carrément de l’exploitation, de l’esclavage. On travaille plus de dix heures par jour pour une rémunération modique. La majorité écrasante des enfants kabyles n’est pas scolarisée, et les quelques privilégiés qui le sont, suivent leurs études dans des conditions draconiennes, 60 à 80 par classe et le trajet qu’il font quotidiennement de leurs foyers à l’école se chiffre en kilomètres. Même tableau pour le secteur hydraulique, la Kabylie de ces années-là a très soif. “Les trois quarts des villages kabyles vont chercher l’eau à plus d’un kilomètre”. On consomme l’eau des rivières et des marais et le paludisme sévit un peu partout. L’enquête est sans appel. La misère est partout en Kabylie et la France coloniale qui est en partie responsable de cette situation n’a rien fait pour y remédier. Pour

Camus, les conditions de vie des Kabyles peuvent être améliorées, si la volonté de le faire existe, il suffit d’engager “une politique de grands travaux, en même temps qu’elle absorberait la plus grosse partie du chômage et qu’elle élèverait les salaires à un niveau normal, donnerait à la Kabylie une plus-value économique dont le bénéfice nous reviendrait un jour ou l’autre”, de revaloriser la production agricole en l’accroissant en quantité, en l’améliorant en qualité et en stabilisant les prix et enfin de renforcer ces deux chantiers par des mesures complémentaires portant sur l’émigration, l’habitat… Ainsi, “l’affreuse misère de ce pays trouverait sa fin”.“Misère de la Kabylie” est un livre incontournable, pour qui veut connaître le passé récent de la Kabylie.

Boualem B.

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