Une poésie qui interroge les hommes

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 par Amar Naït Messaoud

Aït Menguellet revient avec un nouvel album, intitulé tout simplement Isefra (poèmes). Quatre ans après le dernier produit, Twriqt tacebhant, le poète nous présente ses feuillets maculés d’une encre dans laquelle il trempe sa plume depuis presque un demi-siècle. C’est que, sans doute, sans l’avoir expressément décidé le poème s’est imposé à lui, comme il s’est imposé à Si Muh U M’hand. « Le poète est celui qui a le don d’asefru », disait Jean El Mouhouv Amrouche; et Lounis Aït Menguellet a même pu bouleverser cette notion ou catégorie de poète pour avoir hissé la poésie kabyle au-delà de tout ce qui pouvait être imaginé à la fin des années 1960, lorsque le chanteur- c’est ainsi qu’on le qualifie par commodité de langage- a présenté au public ses premières compositions. Lounis a conféré à la poésie kabyle ses lettres de noblesses qui l’on propulsé au range de produit universel qui n’a rien à envier aux grands textes écrits, déclamés ou chantés par les grands poètes et chanteurs des autres pays du monde. La chanson à texte prend une signification et une valeur si prégnantes dans sa production que, n’était-ce la douceur et l’élévation de ses mélodies, l’on est tenté de supprimer de cette phrase le mot « chanson » pour ne laisser que le texte. La question lui fut posé lundi dernier, à la veille de la sortie du nouvel album, par l’animateur de BRTV, de savoir pourquoi notre poète ne publierait pas ses textes au lieu de le chanter.  La réponse est celle attendue presque par tout le monde: le lectorat se réduit en peau de chagrin. Le texte chanté a plus de chances d’être écouté que le livre d’être lu. Aït Menguellet entend rendre hommage à…la poésie! Il l’a déjà fait, depuis le début, est-on tenté de dire. C’est-à-dire, depuis « chakrank medden d affennan », jusqu’au monumental Tiregwa, en passant par…Asefru (1986). Comme dans l’art antique où le poète, le peintre ou le sculpteur admire ses propres créations avant que le public le fasse à son tour- on a l’exemple célèbre de Pygmalion-, Aït Menguellet élève, magnifie, sacralise le verbe au point de le soumettre à un exercice de regard spéculaire. « C’est le poème que j’ai trouvé comme remède, et suis amené à dire: le cœur est fort angoissé je viens vous raconter mes épreuves », chante Lounis dans Tiregwa. Par-delà les techniques de prosodie, le maniement de la langue, le riche fond métaphorique, le texte d’Aït Menguellet ne cessera pas d’interroger l’homme en général, dans sa dimension universelle, à partir de thématiques nouvelles, inédites ou largement rénovées par une vision moderne. La place qu’une telle littérature occupe dans le champ culturel algérien et kabyle n’est malheureusement pas encore appréciée à son juste valeur. Il s’agit pourtant d’une révolution, non seulement dans le strict domaine de la poésie, mais dans la vision du monde qu’un créateur de Kabylie a pu avoir à partir de son village, de sa région et de son pays. Une vision qui rejoint les grandes thématiques universelles de la volonté de libération de l’homme où qu’il élise domicile. L’œuvre de Lounis rejoint ces thématiques en les fécondant de l’expérience et de l’apport de notre culture. Cela s’est étendu depuis la fin des années soixante, où les désenchantements d’après-guerre n’ont pas tardé à instiller d’amères désillusions, dans un contexte social marqué encore par les traumatismes et le rigorisme moral. C’est imperceptiblement que la chanson sentimentale va peu à peu imposer sa présence, suivie quelques années après par la remise en cause de la tyrannie au pouvoir. Amjahed, Ali d Waâli, A Yagu, Amcum, et d’autres titres encore, sont les levains de la nouvelle culture de la contestation et du refus de l’ordre établi. Suivront, pendant les années quatre-vingts l’introspection des les désenchantements générés par les luttes pour la reconnaissance de la culture amazighe et pour la consécration de la démocratie. Al Musiw, Amacahu, Ammi, Asefru, Akw n ixdeâa Rebbi, sont les quelques titres qui rendent compte de ces années exaltantes où se multiplièrent les luttes et les contestations avant la grande explosion d’octobre 88 et l’instauration du multipartisme. « Lorsque nous croyions pouvoir faire le bon choix, la balance s’effondra », s’écria Aït Menguellet au lendemain des élections législatives du 26 décembre 1991 qui firent émerger les extrémistes islamistes. La décennie rouge du terrorisme a été traitée avec tristesse et lucidité à la fois par Aït Menguellet. Iminig guidh, Siwliyid tamacahuts, et d’autres poèmes encore qui disent pour nous l’étrange déréliction humaine dans laquelle étaient tombés l’homme et la société. En dehors de cette chronologie nationale, dans laquelle Lounis se montre un élément solidaire de son peuple, qui l’a accompagné dans ses heurs et malheurs, la poésie d’Aït Menguellet s’est élevée au niveau de l’Homme dans ce qu’il partage avec tous les hommes. Sentiment de l’absurde, rage contre la médiocrité et la stupidité luttes incessantes et intestines entre les communautés et les individus, ainsi que d’autres thèmes également universels, font d’Aït Menguellet un porteur de valeurs, un humaniste et un concepteur de sens. L’idée portée par un cercle d’hommes de culture par laquelle ces derniers comptent revendiquer un prix Nobel pour notre poète n’est pas farfelue. Elle s’inscrit dans une logique de reconnaissance pour un créateur qui n’a pas cessé de conférer du sens aux gestes et aux paroles de l’homme, comme il n’a pas cessé de répandre les valeurs de la liberté de la libre pensée et de la solidarité des hommes face à une adverse fortune.

A. N. M.

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