Ibn Rochd de Cordoue (1126 – 1198)

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«Les sciences rationnelles de nos jours ont émigré vers la rive septentrionale de la Méditerranée et j'ai appris que ces sciences, à Rome et aux alentours, ont aujourd'hui de fervents adeptes et une affluence sans pareille d'étudiants» Ibn Khaldun (1332-1406)

Par S. Aït Hamouda

Le commentateur éclairé d’Aristote et de Platon

Parler d’Ibn Rochd c’est en quelque sorte plonger dans les courants multidirectionnels de la pensée rationnelle. Il a été cartésien avant la lettre. Les universités européenne étaient appelées «universités averroïstes», c’est dire qu’il avait marqué son temps. Il reste l’un des savants universels les plus étudiés et en même temps les plus controversés, les plus dérangeants. Il a assisté de son vivant à l’autodafé de ses livres. Il a connu le bannissement et aussi les honneurs. Aujourd’hui, les néo-fuqaha dédaignent son enseignement sous le fallacieux prétexte que c’est innovateur. «Ibn Rochd a été vaincu mais, en son temps, Galilée aussi. Les Occidentaux l’ont réhabilité pour le considérer aujourd’hui comme un des principaux contributeurs à l’émergence de la pensée libre. Si les musulmans reprenaient les pensées de leurs philosophes éclairés, Averroès redeviendrait Ibn Rochd». (Farida Faouzia Charfi, in Libération du 9 août 1994.) Il a subi ce qu’a subi Galilée en son temps et beaucoup d’autres rationalistes. «Exposer quelques-unes des interprétations (du coran) à quelqu’un qui n’est pas homme à les appréhender, en particulier les interprétations démonstratives, en raison de la distance qui sépare celles-ci des connaissances communes, conduit tant celui à qui elle est exposée que celui qui les expose à l’infidélité» (Fasl al-maqâl). C’est vers 1160 qu’Ibn Rochd est présenté par un de ses maîtres, Ibn Tufayl, à Abû Ya’qûb Yûsuf  alors gouverneur de Séville. Jusque-là Ibn Rochd avait écrit un Abrégé d’une œuvre de Ghazali, un de l’Almageste de Ptolémée et un Compendium (paraphrase) de logique. Récit des deux premières rencontres avec Abu Ya’qûb telles qu’Ibn Rochd les rapporte à un de ses disciples : « Lorsque j’entrai chez le prince des croyants, Abû Ya’cub, je le trouvai avec Abû Bakr b.Tufayl, et il n’y avait aucune autre personne avec eux. Abû Bakr se mit à faire mon éloge, parla de ma famille et de mes ancêtres, et voulut bien, par bonté ajouter à cela des choses que j’étais loin de mériter. Le prince des croyants, après m’avoir demandé mon nom, celui de mon père et celui de ma famille, m’adressa de prime abord ces paroles : «quelle est l’opinion des philosophes à l’égard du ciel ? Le croyaient-ils éternel ou créé ?». Saisi de confusion et de peur, j’éludai la question et je niai m’être occupé de philosophie, car je ne savais pas ce qu’Ibn Tufayl lui avait affirmé à cet égard. Le prince des croyants s’étant aperçu de ma frayeur et de ma confusion, se tourna vers Ibn Tufayl et se mit à parler sur la question qu’il m’avait posée ; il rappela ce qu’avaient dit Aristote, Platon et tous les philosophes et cita en même temps les arguments allégués contre eux par les Musulmans. Je remarquai en lui une vaste érudition que je n’aurais même pas soupçonnée dans aucun de ceux qui s’occupent de cette matière et qui lui consacrent tous leurs loisirs. Il fit tout pour me mettre à l’aise, de sorte que je finis par parler et qu’il sut ce que je possédais de cette science ; après l’avoir quitté je reçus par son ordre un cadeau en argent, une magnifique pelisse d’honneur et une monture». «Abû Bakr b.Tufayl me fit appeler un jour et me dit : «j’ai entendu aujourd’hui le prince des croyants se plaindre de l’incertitude de l’expression d’Aristote ou de celle de ses traducteurs ; il a évoqué l’obscurité de ses desseins et a dit : «si ces livres pouvaient trouver quelqu’un qui les résumât et qui rendît accessibles ses visées après l’avoir compris convenablement, alors leur assimilation serait plus aisée pour les gens». Si tu as en toi assez de force pour cela, fais-le. Moi, je souhaite que tu t’en acquittes, étant donné ce que je sais de la qualité de ton esprit, de la netteté de ton aptitude et de la force de ton inclination à l’étude. Ce qui m’empêche ce n’est -comme tu le sais- que mon âge avancé mon occupation à servir et le soin que je consacre à ce que j’ai de plus important que cela». C’est donc cela qui m’a conduit aux résumés que j’ai faits des livres du sage Aristote». Récits transmis par le chroniqueur Al-Marrâkushi dans Kitâb al-mu’jib, au XIII°S. C’est donc essentiellement sous le règne d’Abu Ya’qub Yûsuf devenu sultan sous le nom de Yusuf 1° (1163-1184) et à sa demande qu’Ibn Rochd rédige la plus grande partie des commentaires d’Aristote. Dans le même temps, il occupe des fonctions officielles importantes : en 1169, il est nommé cadi de Séville, puis en 1180, grand cadi de Cordoue. En 1182, il remplace Ibn Tufayl comme médecin auprès du Sultan. Dans certains ouvrages, Ibn Rushd fait allusion au temps qui lui manque pour approfondir un sujet, à l’éloignement de sa bibliothèque qui l’empêche de vérifier certains points. Parallèlement à ce travail demandé par le sultan, il poursuit sa propre réflexion philosophique dans le Taahâfut al-Tahâfut (la Réfutation de la Réfutation) contre al-Ghazali, le Traité décisif et une œuvre sur le fondement du droit, la Bidaya. Il poursuit son travail sous le règne d’Ya’qub al-Mansour (1184-1199), fils de Yûsuf 1°. En 1197, alors que l’empire almohade est en crise, Ibn Rochd est mis à l’écart. Pour se maintenir au pouvoir alors que les troupes chrétiennes se font de plus en plus menaçantes, al-Mansour a besoin de l’appui des juges malikites. Sous leur influence, il fait appliquer un édit interdisant d’étudier la philosophie et les « sciences des anciens », c’est à dire des Grecs. Ibn Rochd est alors exilé à Lucena, à 100 km au sud-est de Cordoue, puis à Marrakech. Une fois la crise politique apaisée, al-Mansour lève cette disgrâce. Ibn Rochd meurt à Marrakech en décembre 1198.Ses cendres sont rapatriées à Cordoue avec ses livres, dit-on, en mars 1199. Il demeure dans la postérité un des dignes représentant de l’âge d’or de l’Islam, celui des lumières et non celui de l’obscurité.

S.A.H

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