Par Amar Naït Messaoud
Le vocable « Ahaddad n Ath Yenni » est passé dans le langage courant, non seulement pour parler de l’artisan-bijoutier de cette région, dont le métier du façonnage de l’argent est transmis de père en fils depuis des siècles, mais également pour dire l’homme qui maîtrise son métier, le ciseleur de pièces, l’artiste qui se donne au labeur. Cela a pris un aspect quasi légendaire et a rayonné à travers la Kabylie et le reste des régions d’Algérie. Rares sont les régions auxquelles un métier reste aussi attaché et aussi perpétué par les générations. Aucune espèce de fausse modernité n’a pu avoir raison des mains expertes qui manipulent l’argent sur ces pitons de montagne ni de l’attachement viscéral que les familles manifestent à l’endroit d’un métier qui a fini par devenir synonyme d’Ath Yenni. Aussi bien au temps de la colonisation qu’à l’indépendance, les artisans-bijoutiers n’ont pas attendu que les pouvoirs publics daignent leur prêter assistance pour qu’ils continuent l’art et la pratique des ancêtres. Si, aujourd’hui, l’intérêt des pouvoirs publics commence à se manifester pour ce type d’économie locale, qui a son versant culturel et mémoriel de grande valeur, il n’a pas apporté une grande « révolution » dans cette économie. Cette dernière continue à vivre ses problèmes, y compris ceux issus de la non-maîtrise du contrôle des circuits commerciaux par ces mêmes pouvoirs publics. La concurrence déloyale faite au secteur de l’artisanat par l’importation des ersatz de pièces et de la camelote est en train de faire des victimes parmi les artisans à travers le pays. Ces produits importés, issus majoritairement de l’industrie chinoise et écoulés à bon marché servent de vils substituts aux produits algériens authentiques, porteurs d’histoire, de mémoire et de valeurs culturelles indélébiles. Partout en Algérie, et même à l’étranger, les fibules, bracelets, ceintures et boucles d’argent des Ath Yenni, ont leur place, leur résonnance et leur valeur intrinsèque, sans grand besoin d’accompagnement marketing. Ce label et d’autres catégories encore de produits d’artisanat souffrent aujourd’hui du dérèglement économique du pays dont la seule rente visible et exploitée est le pétrole. C’est ce dernier qui a rendu possibles les importations intempestives qui ont touché même le domaine de l’artisanat. À la Fête du bijou des Ath Yenni, de hauts responsables ont déjà assisté. Il y a quelques années, ce sont deux ministres qui se déplacèrent pour l’inauguration. Le président de l’APC de l’époque, Nacer Terbèche, a saisi l’opportunité pour solliciter de ces deux représentants de l’État de mobiliser des fonds ou des aides pour pérenniser et développer cette activité ancrée dans le temps et dans l’espace. L’aide à l’acquisition de la matière première, la formation des apprentis-artisans, le développement des circuits de commercialisation et d’autres segments encore relevant de l’exercice de ce métier ont besoin d’être soutenus. À l’occasion du 18e salon international de l’artisanat, le gouvernement affichait son ambition sous cette devise : « promouvoir le produit artisanal local et le mettre en concurrence avec les produits étrangers ». Si l’anarchie actuelle régnant sur le terrain (importations de tout-venant d’artisanat mondial, développement de la contrefaçon, non prise en charge des problèmes réels des artisans) reste en l’état, l’on voit mal comment mettre le produit national en concurrence avec le produit étranger, si tant est que ce dernier existe dans sa forme authentique. Mieux, les pouvoirs publics misent toujours sur la jonction entre tourisme et artisanat, qui n’arrive pas à se réaliser d’une façon optimale, et pour cause. Ni l’un ni l’autre des secteurs ne trouve son compte dans une économie qui appelle vainement à la diversification, mais qui reste coincée dans sa logique de rente. Le tourisme, c’est une chaîne complète de prestations et de services que l’Algérie peine à mettre en place, malgré le volontarisme politique en vogue. L’artisanat constitue un des maillons de cette chaîne, tout en la dépassant. Car, l’artisanat, et l’art de l’orfèvrerie des Ath Yenni en est un, est aussi et surtout l’émanation mémorielle de l’histoire d’un peuple, symbolisant l’authenticité et la volonté de perpétuer un acte culturel et économique de haute importance. Quant aux passerelles qu’une telle activité peut nouer avec le tourisme, il n’y a qu’à apprécier et évaluer les potentialités en la matière dans cette aire géographique où s’exerce le métier de bijoutier: beaux villages sertissant les collines, tombe de l’un des inventeurs du nouveau souffle de la berbérité à savoir Mouloud Mammeri, la façade crue de la chaîne du Djurdjura, avec Lalla Khedidja et la Main du Juif. Mais, à elles seules, les potentialités ne sont que virtualités si un plan de développement touristique n’est pas mis en place.
A.N.M.
