Si Mohand U M’hand, le révolté vertueux

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Ce que nous savons aujourd’hui, nous le devons à Mouloud Feraoun, Kamel Bouamara, Younès Adli, Rachid Mokhtari, Mouloud Mammeri et tant d’autres qui n’ont de cesse de visiter, pour nous, notre passé et les hommes qui l’ont façonné. Jusqu’à plus ample informé, voici l’homme et son périple, certes incomplètement résumés et inspirés des écrits et œuvres de ces visiteurs du passé.On peut en toute logique penser que si Si Mohand U M’hand a choisi d’être globe-trotter, pendant près de 35 ans, ce fut particulièrement par esprit d’indépendance pour répondre au besoin viscéral de liberté. Mais ce fut par-dessus tout pour manifester son refus d’abdication devant le fait colonial et pour exercer son anticonformisme.Voyageur solitaire, très souvent (si l’on excepte sa pie), impénitent quelquefois, il entreprit, après l’insurrection de 1871, de sillonner par monts et par vaux toutes les contrées du pays et alla — à pied, s’il vous plaît — (il avait en horreur les autres moyens de locomotion), jusqu’à Tunis, via Bizerte. La révolte, qui sourdait en lui, lui fit choisir l’errance, la mésaventure, la dèche, à la stabilité, à la quiétude et à l’aisance matérielle qui ne lui ont pourtant pas manqué dans sa prime jeunesse. Il semble bien qu’il les assimilait toutes à la soumission, à l’adhésion devant le pouvoir colonial.L’infatigable marcheur ne s’accordait que très rarement une halte soit pour reprendre ses forces, soit pour répondre aux sollicitations que lui adressaient, ici et là, les villageois ou à l’occasion des fêtes qui se donnaient ou encore pour trancher les dilemmes (cas de répudiation rapportée dans un poème célèbre “Tiersi Yefsin ou le démêlage”, ou carrément pour se faire des petits sous, qu’il dépensait presque aussitôt.Pour saisir dans son unité, l’être, le révolté, le poète, le pérégrin, le sage qu’était tout à la fois, Si Mohand U M’hand, il faut incontestablement re-situer le décor des années 1850, dans lequel était figé le massif kabyle. C’est en effet à partir de là que tout serait parti. Après la bataille d’Icheridhen, menée par le Gouverneur général Randon contre Lalla Fathma N’Sumer (1851-1857), ce dernier accentua la politique d’invasion des derniers bastions de résistance en Kabylie, initiée par Bugeaud. Dès le 24 juin 1957, l’armée coloniale procéda à une répression sans nom en rasant le village d’Ichariouan de Tizi Rached et en spoliant de leurs terres les habitants, contraints dès lors à un déplacement vers un hameau situé près de Tizi Rached, appelé Tacherahit.C’est dans ce climat d’apocalypse que Si Mohand Ou M’hand, âgé de 14 ans, suivit ses parents chez son oncle, cheikh Arezki à Sidi Khelifa.Si Mohand était le fils de Mohand Améziane Ath Hamadouche et de Fatima Ath Saâd. Il serait né, selon des avis discordants, entre 1843 et 1845. Au cœur de ce jeune exilé germa une petite graine de révolte. Et ce n’était ni l’hospitalité ni la quiétude relative encore moins l’insouciance de sa prime jeunesse qui allaient lui faire oublier sa première attache : Ichariouan.A Sidi Khelifa, notre adolescent s’initia à l’enseignement du Coran, au niveau de la zaouïa de la confrérie des Rahmania, fondée en 1770. Puis à la zaouïa de Sidi Abderrahmane d’Illoula (Azazga), il s’imprégna des notions élémentaires de droit musulman, de l’organisation de la vie communautaire et de la rigueur ascétique et des rudiments de la médecine traditionnelle en milieu kabyle. Il s’était intéressé à l’exégèse du Coran qui représentait pour lui le maillon de la chaîne de solidarité communautaire. Entre temps, la machine coloniale prétextant une opération dite de pacification et de civilisation, tenta, tel un bulldozer, d’écraser tout sur son passage. Les objectifs inavoués, appuyés par ailleurs, par des lois de 1863 et de 1868, visaient à coup sûr la dépossession du paysan et la destruction de toute forme sociale d’organisation, c’est-à-dire l’interdiction formelle de la Djemaâ, organe séculaire chargé des destinées d’un village. Si Mohand, en insoumis qu’il était, fustigera plus tard cet ordre ou plutôt ce désordre imposé et se démarqua des auxiliaires de l’administration française. Il ne manquera pas non plus, dans ses nombreux poèmes de tenter de briser la rigidité qui emprisonnait dans les conventions sociales le sentiment et le discours amoureux.La terrible répression qui fit suite à l’insurrection (février à mai 1871), signa le départ d’une interminable errance, sur le douloureux chemin émaillé de mésaventures et de joies, de Si Mohand âgé de 26 ans. Répression qui a décimé des familles entières, qui a occasionné la déportation des habitants en Nouvelle-Calédonie et qui a engendré des incarcérations à vie au bagne de Cayenne en Guyane française. Bon nombre de personnes ont été fusillées publiquement, dont le père de Si Mohand ou M’hand. L’inquisition coloniale a obligé ceux qui ont échappé à ces mesures répressives, à un exode massif soit à l’intérieur du pays, soit au Maroc, en Tunisie, en Syrie tandis que certains ont pris le maquis. La mère de Si Mohand s’est soustraite aux yeux de l’inquisiteur, dans les villages de Boushel et Kataâtz (Tizi Rached), puis à Tunis avec son fils aîné, Akli.Si Mohand, quant à lui, a eu la vie sauve. Les raisons de sa survie ne sont pas identifiées, même si l’on pense que seul l’amour de la fille d’un officier, — le capitaine Ravès —, lui aurait épargné le même sort. On a dit aussi que sa mort n’était pas si utile.Sauvé de la mort, oui, mais toutes ces agressions qu’il a vécues et ressenties dans toute son entité, l’ont traumatisé très émotiennellement au point de lui avoir causé un préjudice physique : handicap qu’il a rapporté dans un de ces poèmes, “Atin n’tunes”, envoyé à sa belle-sœur.Si Mohand Ou M’hand était d’une profonde sensibilité. Il pensait avec le cœur, un cœur à la fois de résistant et de pacifiste. C’était quelqu’un de très bon conseil. Sa sagesse était acceptée et reconnue “comme un traité de bonnes recommandations”. Un révolté à plusieurs titres aussi, n’a-t-il pas relevé l’antinomie civilisation-barbarie, illustrée par ses poèmes sur son jardin ? En bon avocat, il a pris la défense de ses semblables amoureux de liberté et défendu les enfants qu’on faisait travailler. En résistant indéfectible, il s’est insurgé avec véhémence contre l’arsenal juridique de 1891 qui ciblait la dénaturation identitaire. Il n’a jamais accepté d’appartenir à un sous-système, à l’intérieur duquel on devait obéissance aveugle. Il a exhorté ses publics récepteurs à refuser toute colonisation sous quelque forme que ce soit. A l’occasion, et en fonction des besoins imminents, il s’improvisait écrivain public, marchand de beignets. Il était généreux, amoureux des valeurs humaines et son amitié était constante, sans faille. Il a écrit des poèmes en arabe à ses amis de Bône (Annaba). Il a lutté aussi contre les faux dévots. Il fréquenta les H’chaïchis juste parce qu’ils étaient insoumis, comme lui.Satirique, il adorait se gausser et se rire des colons qu’il tournait en dérision. Par ses nombreux contacts et poèmes, il exorcisait la peur, le stress et les vicissitudes de la vie. Jamais il ne concéda une once de sa fierté et de ses convictions profondes. Quant au poète Si Mohand U M’hand, il faudra retenir qu’il a été celui de la transcendance. Il n’était pas un poète organique mais un poète national en ce sens où ses poèmes n’ont pas subi de domestication. Il a bousculé les conventions, a permis à sa prose de s’évader et de pourfendre l’espace spatio-temporel. Son mot et sa rime ont violé l’époque et fleurissent aujourd’hui encore sur les bouches et dans les cœurs. Ses vers sauvent encore de l’oubli, nombre de noms, de villages et de lieux aujourd’hui disparus.Nous sommes tentés de dire que Si Mohand, par ses poèmes a, en quelque sorte, pris une revanche éternelle sur la barbarie. N’a-t-il pas finalement fait revivre son jardin saccagé, à travers le pays. A défaut de labourer sa terre, il aura labouré les cœurs et y aura fait germer et éclater les fruits, jadis confisqués. Ces mêmes fruits ne sont-ils pas devenus les liens solides qui entretiennent la mémoire collective ?Cet héritage pluriel et diversifié est fait de mots profonds, précis qui ont figé à jamais l’observation et la révolte. Ils demeurent un regard porté de l’intérieur d’une société qui a refusé la soumission par la force brutale. Ses poèmes constituent la trame d’une résistance culturelle. Kateb Yacine l’a dit : “… C’est comme un tremblement de terre, on croit que tout est fini, mais la vie continue.”Par devoir et par reconnaissance, notre siècle, grâce à ses hommes, lui rend continuellement hommage. Si Mohand compte en effet parmi les mieux étudiés de nos artistes. Ses vers faciles à retenir sont chantés par Slimane Azem, Zerouk Alloua. Aït Menguellet… pour ne citer que ceux-là. Le plus bel hommage est dans cette phrase : Akken s yenna Si Mohand (comme disait Si Mohand) puis la maxime tombe comme un couperet. Plus près de nous, la stèle de Si Mohand est érigée. Elle trônera de toute sa hauteur dans la ville d’Akbou grâce à l’association “Etoile culturelle d’Akbou” et ses partenaires qui commémoreront le centenaire de la mort de Si Mohand, Si Mohand décédé en 1906, à l’hôpital des Sœurs blanches, près d’Aïn El Hammam, des suites d’une gangrène. Il est enterré au cimetière de Tikobaïn appelé Askif n’Temana (le portique de la sauvegarde).Sauvegarde, c’est autour de ce mot que tout s’est joué et se joue encore. Sauvegardons alors sa mémoire… et la nôtre.

Maraoui Saïd

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