C’est une grande foule qui a accompagné à sa dernière demeure le doyen de la commune d’Irdjen. Ahmed Kessal, Da Ahmed comme le surnomme tout le monde est parti par un dimanche ensoleillé du mois d’octobre. C’était une journée radieuse pour un homme caractérisé sa longue vie durant, par un esprit enthousiaste, joyeux et entreprenant. Il s’en va rejoindre, Na Aldjia, sa chère compagne qui l’a quitté voilà une année. Ahmed Ouazouz et Aldjia Lamara formaient un couple atypique, l’exemple idéal d’une union sacrée tout au long d’une vie bien remplie et partagée. Ils ont eu une descendance prolifique avec une dizaine d’enfants et une trentaine de petits enfants. Quand tout le monde était rassemblé il fallait parfois pousser les murs de la maison familiale, juchée en haut du village et adossée à Sidi Ali Outayer, le saint protecteur de la localité de Tamazirt. Da Ahmed est né le 31 octobre 1911 à Irdjen (Daira de l’Arba Nath Iraten). Il n’a pas attendu de grandir pour agir. En effet, très jeune il s’est distingué par son esprit d’initiative et une rigueur dans tout ce qu’il entreprenait. Da Ahmed n’était pas de forte corpulence, mais sous une apparence physique discrète se cachait une grande âme au caractère énergique. On ne soupçonne pas tout de suite les traits de sa personnalité mais quand on découvre son tempérament, on est vite séduit par sa vigueur et sa correction. Il pouvait parfois paraître solitaire et associable par sa discrétion. Il ne manquait pourtant pas de qualités tant il était dynamique, intelligent et réservé. Il avait un franc parler et une forte répulsion de l’hypocrisie. C’était un être volontaire, habile et juste : une main de fer dans un gant de velours. Il avait une chaleur humaine qui le rendait ami de ses pairs, des jeunes et des moins jeunes. Da Ahmed était l’homme à tout faire et pionnier dans bien des domaines. Durant la seconde guerre mondiale, il était en métropole. Il exerçait comme jeune ouvrier dans les chemins de fer. Victime d’un accident du travail, il est rentré au pays pour sa convalescence. Comme il n’était pas le genre d’homme à garder le lit, il reprit vite du service. Il est devenu ajusteur tourneur à l’aéroport d’Alger. Par la suite, il sera commerçant. Il avait l’une des rares épiceries du village, dont la gestion était confiée à son épouse. On venait s’approvisionner chez eux en denrées alimentaires, produits, ustensiles et même articles d’habillement, puisque Na Aldjia était aussi couturière. Il était aussi cultivateur et travaillait son champ Taawit, en contre bas du village, à la manière d’un orfèvre. Il avait une maîtrise du jardinage et un rapport privilégié avec la terre. Il s’attelait à la tâche et avait le bon geste pour faire pousser fruits et légumes en toute saison. Il obtenait des récoltes exceptionnelles pour la vente et la consommation familiale. Pendant une longue période, Il était reconnu artisan électricien. Il était un agent agréé par la Sonelgaz pour assurer les installations indispensables au raccordement des foyers au réseau électrique. Il avait sillonné toute la Kabylie en arpentant des chemins escarpés au volant de sa Peugeot 403. Souvent accompagné d’un jeune apprenti, Da Ahmed était attendu dans tous les villages. Il connaissait bien la topographie de la Kabylie : Beni-Yeni, Tassaft, Ouacifs, Iferhounène, Michelet, Bouzeguene,… Aujourd’hui, à l’évocation de son nom, ils seront certainement nombreux à lui rendre hommage pour avoir permis d’éclairer leurs chaumières. A Tamazirt ou ailleurs, on ne le voyait jamais s’installer sur la place du village. Il avait une aversion pour l’inertie et n’admettait pas qu’on puisse occuper son temps à palabrer ou à regarder passer les trains. Da Ahmed était incisif, allait à l’essentiel et cultivait l’amour du travail vite fait et bien fait. Il aimait la vie, il aimait les gens qui avaient le goût de l’effort. Il adorait les moments de convivialité autour d’un bon repas et d’un verre, lui qui avait tellement pris plaisir à voyager, à voir du pays et découvrir d’autres horizons : la France avec ses grandes villes, la Suède et le Canada. Simple et complexe, avec ses qualités et ses défauts, il était de ces personnages qui ont marqué leur temps. A ses cent ans, il avait créé l’évènement en célébrant son anniversaire. Il mit les petits plats dans les grands en réservant une salle pour partager sa joie avec tous ses convives, famille et amis. Sa devise était le travail et rien que le travail. Pour lui : « Il y a toujours quelque chose à faire même quand on n’a rien à faire ». C’est bien là le secret de sa longévité. Il reprenait toujours l’adage : Le travail c’est la santé disait-il, en ajoutant que « le repos tue toujours quelqu’un… du moins psychologiquement quand la paresse s’installe ». Lui qui n’a pas connu de retraite, ce n’est pas le travail qui a eu raison de lui, encore moins la paresse. Mais, même en repoussant les limites physiques du corps au-delà du siècle, la force finit par vous quitter. « Si j’ai travaillé autant, avouait-il, c’est sans doute à cause de mon amour de la vie ». Le travail était sa vraie religion. Il était un laïc, convaincu que le paradis se mérite d’abord sur Terre avant d’espérer l’atteindre une fois sous terre. C’est dans le carré familial de Ldjama n Tamazirt, auprès des siens que Da Ahmed a été inhumé pour un repos éternel. Un repos bien mérité pour celui qui restera un bel exemple de bravoure et de dévouement.
Tahar Yami

