La France vient d’être durement frappée dans sa sécurité et dans le principe de la liberté d’expression, et ce, en plein cœur de Paris. L’ampleur de l’attaque du siège du journal Charlie-Hebdo qui a fait 12 morts mercredi dernier, n’a sans doute pas son équivalent dans l’histoire des dernières quarante années en France, si on exclut les attentats du métro parisien de 1995 commis par les Groupes islamiques armés (GIA). Ces attaques du métro, avec aussi l’épisode Mohamed Merah de 2012 dans la banlieue toulousaine, font partie, à peu près, de la même logique de violence que l’attaque de Charlie-Hebdo de mercredi dernier. C’est-à-dire, ce sont là les avatars et les soubresauts d’une dérive idéologique, l’intégrisme islamiste, même s’ils se sont manifestés dans des contextes légèrement différents, à savoir, la première fois, la décennie noire algérienne en 1995 et, la dernière fois, l’abâtardissement du Printemps arabe en 2015, avec l’implication de la France dans la lutte antiterroriste en Irak et au Sahel. Le contexte régional de la subversion terroriste s’imbrique, en France, avec des données sociétales et humaines, quelque peu compliquées. La présence sur le sol français d’une forte communauté musulmane, avec, en outre, une partie ayant acquis la nationalité française, ne fait que rendre plus complexe la donne, d’autant plus que les dimensions de l’intégration sociale, professionnelle et culturelle des jeunes des banlieues, ne sont pas encore bien appréhendées et tardent à se réaliser. Ce qui fait que la rébellion et la tentation extrémiste sont toujours aux aguets et profitent de tous les filons des miroirs déformants de la réalisation identificatoire, à fortiori quand celle-ci est d’essence religieuse, même s’il faut qu’elle s’opère en Syrie ou en Irak. Se présentant alors comme des « soldats de Dieu » sur une terre déclarée impie, ces jeunes sont mus par le besoin irrépressible de revanche sociale qu’ils présentent comme un désir de « venger le Prophète » suite à des caricatures jugées blasphématoires. Depuis que le terrorisme islamiste a puissamment marqué l’actualité de la fin du 20e siècle et du début du nouveau millénaire, non seulement dans les pays musulmans allant de l’Afghanistan à l’Algérie et de l’Indonésie au Mali, mais aussi dans les pays occidentaux, une forte suspicion pèse sur les communautés musulmanes en Europe et en Amérique, prenant parfois, à tort ou à raison, l’allure d’islamophobie. Il semble que le genre d’acte commis mercredi dernier dans les locaux de Charlie-Hebdo soit, malheureusement, de nature à renforcer et approfondir ce sentiment de défiance. On a beau entendre les imams et les responsables religieux de France et d’ailleurs discourir sur la nécessité d’éviter les amalgames entre islam et islamisme militant, propos tenus aussi par des responsables politiques de ces pays, le message risque d’être parasité voire discrédité par la multiplication des actes terroristes. De ce fait, les derniers pics de violence enregistrés en France risquent de mettre la communauté musulmane dans une position inconfortable et de prolonger et amplifier les défiances qui pèsent déjà sur elle depuis plusieurs années. C’est en quelque sorte ce que pense l’ancien ministre français de la Justice, Robert Badinter, lorsque, s’exprimant sur ces événements, il déclare: « Pensons aussi, en cette heure d’épreuve, au piège politique que nous tendent les terroristes. Ceux qui crient allahou akbar au moment de tuer d’autres hommes, ceux-là trahissent par fanatisme l’idéal religieux dont ils se réclament. Ils espèrent aussi que la colère et l’indignation qui emportent la nation trouvera chez certains son expression dans un rejet et une hostilité à l’égard de tous les musulmans de France. Ainsi se creuserait le fossé qu’ils rêvent d’ouvrir entre les musulmans et les autres citoyens. Allumer la haine entre les Français, susciter par le crime et la violence intercommunautaire, voilà leur dessein, au-delà de la pulsion de mort qui entraîne ces fanatiques qui tuent en invoquant Dieu. Refusons ce qui serait leur victoire. Et gardons-nous des amalgames injustes et des passions fratricides ».
La classe politique pourra-t-elle se remettre en cause?
Dans un élan de solidarité et de communion politique, la classe politique française a fait montre d’un rare gage d’unité si l’on excepte l’embarrassant « compagnonnage » du Front national pour lequel ce genre d’événement est généralement du « pain bénit », comme l’on déjà qualifié quelques médias de l’Hexagone. Le chef de fil de ce parti, Marie Le Pen, insiste pour « nommer ce qui s’est passé », à savoir, explique-elle, un « attentat terroriste commis au nom de l’islamisme radical ». Est-ce avec de tels scrupules de langage ou de finasseries qu’on se donne la chance de résoudre le problème? Son père, Jean-Marie Le Pen, n’a pas perdu l’occasion pour pourfendre le gouvernement en ce moment de besoin d’unité: « Je n’ai pas envie de soutenir l’action gouvernementale impuissante et incohérente face à un problème qui touche, évidemment de très près, à l’immigration massive subie par notre pays depuis quarante ans ». La réalité de la société française, sur le plan de la composition démographique, ethnique et culturelle étant ce qu’elle est, le mieux serait sans doute de méditer les deux facteurs majeurs qui déterminent le surgissement de tels comportements nihilistes et suicidaires d’individus nés sur le sol français. Primo, la politique d’intégration. Un concept plein de confusions et de non-dits et qui recouvre des idéaux comportant leurs propres limites. Le souvenir de la révolte des banlieues de novembre 2005, expirant un profond malaise de la société est toujours vivant. Ensuite, la relation problématique de la France avec les événements et conflits qui se déclarent sur les scènes africaine et moyen-orientale. On a même accusé la France d’avoir contribué à « ouvrir la boite de Pandore » en faisant tomber, avec d’autres puissances, le régime libyen, et d’avoir soutenu l’opposition syrienne contre Bechar Al Assad, une opposition faite majoritairement de groupes terroristes venant de plusieurs pays (plus de dix nationalités). C’est à ces groupes que se sont joints de jeunes Français pour subir le lavage de cerveau et faire leur baptême de feu. Le gouvernement et la classe politique française en général sont-ils prêts à revoir leur stratégie sur ces deux volets essentiels à la cohésion, à l’unité et à la liberté mises en avant ces derniers jours?
Amar Naït Messaoud