Pour un ordre citoyen

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Le postulat du contrat social, par lequel l’individu passe de l’état de nature à l’état civil, entraîne logiquement que la société ne puisse être légitimement fondée que sur les deux principes de liberté et d’égalité.A ce moment, intervient la théorie de la volonté générale, dont la souveraineté est l’exercice, ce qui implique que cette souveraineté ne puisse appartenir qu’au corps politique et doive s’exercer dans le cadre des droits et selon les normes prescrites par la loi, elle-même expression de la volonté générale, les lois particulières variant avec le temps et les lieux, circonstances et conditions dont la considération appartient au législateur. J. J. Rousseau rend hommage à Montesquieu, ce ‘’beau génie’’ comme il dit dans son livre. Mais, il n’est d’accord avec lui ni sur les conceptions ni sur la méthode. Selon lui, Montesquieu n’a pas pu s’élever jusqu’aux principes dont dépend la perfection idéale et universelle de l’Etat. Le droit politique, qui est aussi pour l’auteur la science politique, est encore à naître. Montesquieu s’et contenté de traiter de ‘’traiter du droit positif des gouvernement établis. Rousseau, quant à lui, entend dire ce qui doit être et non pas ce qui est.Le sous-titre du livre est plus explicite que son titre ; il s’agit des ‘’Principes du droit public’’. Le destin extraordinaire de l’ouvrage, comparativement à certains traités de l’époque consacrés au même sujet, est dû au fait que Rousseau ait mis dans une œuvre littéraire la substance d’un traité de droit politique.Avec l’Emile, il s’agit de faire un homme élevé selon les valeurs naturelles et capable de vivre parmi ses semblables. Avec Le Contrat social, il s’agit de donner tout le sentier entier à l’Etat. C’est la confusion de ces deux situations- vouloir obtenir, en même temps, un homme et un citoyen- qui fait le malheur de l’humanité. Le seul espoir réside dans le caractère perfectible de la nature humaine. Dans l’optique du Contrat social, le citoyen devient une personne qui s’est voué corps et âme à l’Etat de telle façon que l’obéissance aux lois qu’il se donne soit l’expression la plus élevée de sa propre liberté individuelle. Rousseau imagine donc un modèle normatif qui serait le fondement légitime de toute constitution politique.

Ordre civil

L’entrée en matière, au livre premier, nous donne déjà ‘’l’exposé des motifs’’ et les grandes préoccupations de l’auteur qui ont présidé à l’écriture de son Contrat : « Je veux chercher si, dans l’ordre civil, il peut y avoir quelque règle d’administration légitime et sûre, en prenant les hommes tels qu’ils sont, et les lois telles qu’elles peuvent être. Je tâcherais d’allier toujours, dans cette recherche, ce que le droit permet avec ce que l’intérêt prescrit, afin que la justice et l’utilité ne se trouvent point divisées.J’entre en matière sans prouver l’importance de mon sujet. On me demandera si je suis prince ou législateur pour écrire sur la politique. Je réponds que non, et que c’est pour cela que j’écris sur la politique. Si j’étais prince ou législateur, je ne perdrais pas mon temps à dire ce qu’il faut faire ; je le ferais, ou je me tairais ». Tout le problème est, dans l’état social, de sauver la liberté primitive. Y renoncer serait renoncer à la qualité d’homme, aux droits de l’humanité et, par là même, aux devoirs qu’elle impose. Comment alors, concilier la nécessité d’association et le maintien de la liberté naturelle qui ne peut être aliénée ? Comment concevoir le contrat social de telle façon que l’individu conserve, dans l’état civil, la liberté dont il jouissait dans l’état de nature ? Comment faire que, simultanément, nul n’ait à subir le maître et que nul non plus n’ait le droit d’imposer sa propre volonté à autrui ? »L’homme est né libre, écrit Rousseau, et partout il est dans les fers. Tel se croit le maître des autres, qui ne laisse pas d’être plus esclave qu’eux. Comment ce changement s’est-il fait ? Je l’ignore. Qu’est-ce qui peut le rendre légitime ? Je crois pouvoir résoudre cette question ».Le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître, s’il ne transforme sa force en droit, et l’obéissance en devoir, soutient Rousseau. ‘’Puisque aucun homme n’a une autorité naturelle sur son semblable, et puisque la force ne produit aucun droit, restent donc les conventions pour base de toute autorité légitime parmi les hommes’’, écrit-il dans le livre cinq de son ouvrage.Ces conventions, dégagées sous forme de pacte, fondent la société sur le consentement des individus et substituent légitimement à la liberté naturelle la souveraineté du corps social. ‘’Afin que le pacte social ne soit pas un vain formulaire, ajoute Rousseau, il renferme tacitement cet engagement qui seul, peut donner de la force aux autres, que quiconque refusera d’obéir à la volonté générale y sera contraint par tout le corps’’. Cette volonté générale est dégagée par la voix de la majorité. ‘’Il n’est pas toujours nécessaire qu’elle soit unanime, mais il est nécessaire que toutes les voix soient comptées’’.Le souverain qui va déterminer la volonté générale est le corps du peuple.‘’La théorie politique du Contrat social est donc bien l’analyse du rapport entre la notion du souverain et celle du gouvernement (…) La démocratie directe serait le seul régime qui correspondrait au juste rapport entre le souverain et le gouvernement’’, écrit Michel Coz dans son Jean Jaques Rousseau, éditions Vuibert, 1997. Il ajoute, un peu plus loin : “Tous les grands réformateurs de la société ont puisé dans Le Contrat social des arguments susceptibles de soutenir leurs projets. La question politique, chez Rousseau, s’inscrit, comme ses préoccupations pédagogiques, dans l’arrière-plan métaphysique et éthique qui soutient toute sa réflexion. L’ordre social doit, en effet, refléter l’ordre universel voulu par Dieu et l’individu doit, dans le cadre de la Cité, jouir d’une liberté identique à celle éprouvée dans l’état de nature. Ces deux exigences ne sont évidemment pas assurées dans l’état civil actuel. La nécessité d’une assise philosophique du lien social se dégage de l’analyse que l’auteur effectue des rapports sociaux qu’il établit dans le cadre de la société générale. ‘’S’il est vrai que si des besoins communs sont facteurs de rapprochement, écrit Michel Coz, c’est cependant l’injustice sociale qui l’emporte quand les rapports humains sont uniquement établis sur le partage de ces besoins’’. La réflexion sur l’Etat et le citoyen a été toujours la préoccupation de philosophes, écrivains, hommes politiques, théologiens et anthropologues. Depuis La République de Platon jusqu’à Gramsci, Raymond Aron, Tournier et Edgar Morin en passant par Le Manifeste de 1948 de Karl Marx, Moqeddima d’Ibn Khaldoun et Le Prince de Machiavel, des efforts et des énergies ont été consacrés à la compréhension de la vie de l’homme dans la cité, des modes de gouvernement, de l’exercice de la citoyenneté,…etc. Rousseau y a contribué d’une manière décisive d’autant plus que son étude et sa théorie ont coïncidé avec une révolution morale, intellectuelle et industrielle en Europe.

A. N. M.

Extraits du ‘’Contrat social’’ (1761)

‘’Si l’Etat ou la cité n’est qu’une personne morale dont la vie consiste dans l’union de ses membres, et si le plus important de ses soins est celui de sa propre conservation, il lui faut une force universelle et compulsive pour mouvoir et disposer chaque partie de la manière la plus convenable au tout. Comme la nature donne à chaque homme un pouvoir absolu sur tous ses membres, le pacte social donne au corps politique un pouvoir absolu sur tous les siens. ; et c’est ce même pouvoir qui, dirigé par la volonté générale, porte (…) le nom de souveraineté (…) Les engagements qui nous lient au corps social ne sont obligatoires que parce qu’ils sont mutuels ; et leur nature est telle qu’en les remplissant on ne peut travailler pour autrui sans travailler aussi pour soi (…) Renoncer à sa liberté, c’est renoncer à sa qualité d’homme, aux droits de l’humanité, même à ses devoirs. Il n’y a nul dédommagement possible pour quiconque renonce à tout. Une telle renonciation est incompatible avec la nature de l’homme. ; et c’est ôter toute moralité à ses actions que d’ôter toute liberté à sa volonté(…) Ce que l’homme perd par le Contrat social, c’est sa liberté naturelle et un droit illimité à tout ce qui le tente et qu’il peut atteindre ; ce qu’il gagne, c’est la liberté civile et la propriété de tout ce qu’il possède. Pour ne pas se tromper dans ces compensations, il faut bien distinguer la liberté naturelle, qui n’a pour bornes que les forces de l’individu, de la liberté civile, qui est limitée par la volonté générale ; et la possession, qui n’est que l’effet de la force ou le droit du premier occupant, de la propriété, qui ne peut être fondée que sur un titre positif. On pourrait, sur ce qui précède, ajouter à l’acquis de l’état civil la liberté morale, qui seule rend l’homme vraiment maître de lui ; car l’impulsion du seul appétit est esclavage, et l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est liberté (…) Au lieu de détruire l’égalité naturelle, le pacte fondamental substitue, au contraire, une égalité morale et légitime à ce que la nature avait pu mettre d’inégalité physique entre les hommes, et que, pouvant être inégaux en force ou en génie, ils deviennent tous égaux par convention et de droit.’’

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