Des noms et des lieux sur fond de malaise identitaire

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Le ministère de l'Intérieur et des Collectivités locales a transmis, la semaine passée, une instruction aux 48 walis de la République et aux 1541 présidents d'APC du pays, où il leur est ordonné de baptiser et débaptiser les rues et quartiers, d'établir ou rétablir les plaques de signalisation et de positionner par le système GPS l'ensemble des éléments géographiques de servitude, afin d'améliorer les services publics dans leur globalité.

Il s’agit, pour le ministère de l’Intérieur, de passer à la deuxième phase de l’application de l’instruction n° 110 du 25 mai 2014 portant sur le même sujet. Il est demandé aux collectivités locales d’assurer un suivi permanent à cette opération, jugée de première importance par le département de Tayeb Belaïz, et de la réaliser dans les meilleurs délais. À leur tour, les walis sont chargés de suivre le déroulement de l’opération et de veiller à l’application stricte de l’instruction ministérielle. En plus de la baptisation/débaptisation des rues, boulevards et quartiers, les APC sont aussi chargées de numéroter les édifices et immeubles afin de faciliter leur localisation par les différents services: postes et télécommunications, Sonelgaz, ADE, services de sécurité urgences médicales,…etc. Au cours d’une réunion régionale au niveau de la wilaya d’Alger en juillet 2014, portant sur cette thématique, Mme Fatiha Hamrit, directrice de la gouvernance locale du ministère de l’Intérieur et des Collectivités locales, a estimé que « la rebaptisation des rues, des cités et des places publiques ainsi que des édifices revêt une importance considérable eu égard à ses répercussions sur la vie publique et son impact direct sur les besoins quotidiens des citoyens ».C’est une opération qui est censée s’inscrire dans la gestion permanente des territoires, et elle constitue indéniablement un des éléments majeurs de la politique de l’aménagement du territoire. À l’occasion de ce regroupement régional, le wali d’Alger a mis en avant le fait que cette opération a une « relation directe avec l’identité et la légitimité nationales ». La baptisation/rebaptisation des rues, cités, quartiers, édifices publics (établissements scolaires, centres culturels, musées,…) est supposée être soutenue et confortée par la mise en place d’une banque de données qui intégrerait tous les biens mobiliers et voies de dessertes recensés dans le périmètre urbain. Sur cette base, il sera élaboré un fichier national d’adresses, avec le maximum d’indications identificatoires. Ce qui, avec le concours des technologies de l’information et de la communication, permettra de localiser mieux et plus rapidement les services publics, les résidences, les cabinets de médecins ou d’avocats,…etc. L’Algérie a enregistré un immense retard dans l’établissement de la toponymie. L’extension des villes (réglementaire ou anarchique), la création de nouvelles voies de dessertes (routes et pistes) et l’érection de nouveaux édifices publics vont à une vitesse plus rapide que les efforts de l’administration et des collectivités locales de donner des noms à ces lieux et sites. La nature ayant horreur du vide, c’est la population,  parfois avec le bon sens qui est le sien et parfois avec l’humour sarcastique dont elle a le secret, qui prend le relai pour baptiser immédiatement, parfois même avant l’achèvement des travaux, une cité une rue ou édifice. Le résultat des courses est ce capharnaüm, relevant d’un lexique insolite, où se bousculent des numéros, des cités dénommées par le nombre d’appartement qu’elle contient, des toponymes moqueurs et…une kyrielle de malentendus et de confusions. Le quartier des « Douze salopards », des « 300 logements », des « Nouveaux 300 logements » (dans la même ville), la cité « H’ram Alikoum », « nouveau CEM », et autres « joyeusetés » font partie de ce décor national informel, comme celui de l’économie parallèle. L’habitude étant une seconde nature, tout autre dénomination future, apportée officiellement par l’administration, est vouée à vivre dans la « clandestinité » du fait qu’elle n’est prise en charge par personne, y compris les services administratifs de l’État comme la poste et la police. 

Une sémiologie de l’être collectif 

On a eu le loisir de lire sur certaines cartes de visites de médecins, d’avocats, d’entrepreneurs ou de distributeur de marchandises, des adresses trop longues, tarabiscotées, s’aidant de repérages insolites (derrière la mosquée, en face de l’OPGI, de l’autre côté de Sonelgaz, à droite, 300 m après le bureau de poste,…etc.). Parfois, ces petites cartes prennent d’autres dimensions lorsqu’elles sont accompagnées d’un schéma ou d’un plan de localisation par lequel l’opérateur espère orienter sa clientèle. Il est arrivé plus d’une fois qu’un visiteur d’une ville, à la recherche d’un service quelconque, s’adresse à un policier dans un barrage pour lui demander l’emplacement de ce service selon une adresse officielle qu’on lui a indiquée. Le policier se trouve désarmé car ne connaissant ce service que par le nom que la vox populi lui a donné. En citant dans l’instruction de la semaine passée le problème des plaques de signalisation, le ministère de l’Intérieur aurait dû aussi inviter les services de l’administration et les services de sécurité à veiller à l’interdiction des affichages anarchiques, particulièrement lors des campagnes électorales, qui salissent gravement, jusqu’au recouvrement total, certaines plaques de signalisation urbaines ou routières (noms de villes, noms de services publics, stops, interdiction de stationner, sens interdit,…). L’affichage anarchique est souvent aussi le fait de certaines entreprises qui font passer leur publicité par l’effacement de signalisations publiques. De même, dans certaines régions, les noms de lieux (villages, quartiers ou même des villes) ne sont pas encore définitivement établis. Qu’on songe à trois plaques qui ont garni un certain moment les trois directions qui mènent vers la commune d’Ahnif (wilaya de Bouira), au niveau du carrefour de Maillot-Gare.

Selon que l’on vienne de M’Chedallah, de Bouira ou d’Ath Mansour, on a affaire aux dénominations de: Ahnif, Hanif, H’nif. À vous de choisir. Dans la même région, le village de Tiksighidène (commune de Chorfa) s’écrit toujours, en Français et en Arabe, « Tiksiridène », un héritage colonial qui a la peau dure, alors que la prononciation du « gh » est bien claire chez tout le monde. Dans la wilaya de Bejaïa, on n’a pas peur du double emploi lorsqu’on met la plaque « Oued Ighzer Amokrane », sur le pont enjambant cette rivière au centre-ville d’…Ighzer Amorkrane. D’autres anomalies, les unes plus cocasses que d’autres, parsèment encore les plaques de signalisation à travers tout le pays. La science qui s’occupe de tous les signes et signaux qui accompagnent notre vie domestique, publique ou professionnelle, s’appelle la sémiologie. La linguistique lui réserve un traitement de choix du fait qu’elle est censée exprimer notre être collectif, communautaire, national, surtout lorsqu’il s’agit des noms. C’est l’un des fondements de la légitimation culturelle d’une communauté. En d’autres termes la toponymie, comme l’ensemble de l’onomastique comprenant les noms propres, exprime une identité et un champ culturel dans lequel se reconnaissent les individus et la communauté. C’est pourquoi, l’observation du wali d’Alger, qui estime que l’opération baptisation/débaptisation a une « relation directe avec l’identité et la légitimité nationales », prend un relief particulier.  

Cependant, de dommageables écarts continuent à être enregistrés par rapport à cette vision et à cette logique, lorsqu’on s’aperçoit que nos villes, quartiers, rues et places publiques tardent à prendre en charge complètement et sereinement le nom des meilleurs fils de l’Algérie. N’est-ce pas un paradoxe inexplicable que les noms de Matoub Lounès et Slimane Azem continuent à garnir et orner des rues et des carrefours en France, alors que l’Algérie n’a réservé à Matoub, et encore avec un remarquable « forcing » de la société civile, qu’un petit carrefour à Tizi Ouzou? Il serait aberrant, voire gravement aliénant, de continuer à ignorer les noms de nos artistes, poètes, martyrs de tous les temps (guerre de libération, maquis de 1963, Printemps noir) dans les opérations de baptisation. La nouvelle instruction du ministère de l’Intérieur peut-être exploitée et mise à profit dans le sens de la réhabilitation de notre mémoire et de notre être collectif que symbolisent ces noms? 

Amar Naït Messaoud

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