Les emprunts antiques (1)

Partager

En contact depuis l’Antiquité avec les langues de civilisation, le berbère a certainement emprunté des mots et, contrairement à ce que l’on croit, il a dû en prêter lui-même. C’est, en effet, un phénomène connu dans l’histoire des langues que des vainqueurs, tout en imposant leur langue, se laissent influencer par celle des vaincus Aujourd’hui, on soupçonne plusieurs vocables, grecs et latins, comme le nom du singe ou celui de l’oasis; d’être d’origine libyque. Nous parIerons de ces emprunts faits au berbère par d’autres langues dans un autre article.Mais quand un savant aIlemand du 19e siècle, Movers, affirma qu’une partie des cultures légumineuses et des mots qui les désignent chez les Latins sont d’origine berbère, il s’attira cette remarque de l’historien français, S. Gsell :«0n a aIlégué des mots berbères ou prétendus tels qui ressemblent plus ou moins à des mots grecs ou latins, ayant la même signification, et on a soutenu que ceux-ci ont été empruntés aux Africains. Mais pour les termes qui sont vraiment apparentés, c’est aux Africains que l’emprunt est imputable.» (S. Gsell, 1913, p. 314)Il est vrai qu’à l’époque, on était plutôt enclin à croire que les Berbères, frustes et primitifs, ne pouvaient qu’emprunter aux autres, non seulement le savoir et les techniques mais aussi les mots qui les véhiculent. C’est ainsi, qu’au cours des années, on a dressé des listes d’emprunts puniques mais surtout latins, glanés dans tous les dialectes berbères, même ceux qui, comme le touareg, ont échappé aux dominations punique et romaine. En fait, la question des emprunts anciens en berbère a été, dés l’origine, marquée par ce présupposé idéologique du Berbère acculturé qui s’est contenté d’enregistrer les modèles culturels qu’on lui imposait. Les faits de langue — correspondances phonétiques et morphologiques — sont rarement invoquées, les auteurs se contentant de vagues ressemblances. Il est vrai que les critères linguistiques, comme le us final des mots latins ou le -im du pluriel des mots phéniciens, sont trop peu nombreux pour permettre d’établir des correspondances régulières. Il ne reste alors que les similitudes phonétiques et ce présupposé que le Berbère doit une partie de son vocabulaire technique aux autres langues. Répétons que ces critères sont contestables et, en tout cas, ils n’offrent pas suffisamment de garanties pour déterminer si un mot berbère est d’origine phénicienne ou latine. Et même si l’identification est plausible, rien ne prouve que c’est le berbère qui est l’emprunteur et non ces langues.Un examen des listes de mots supposés phéniciens ou latins, dressées au cours des années par différents auteurs et que nous réunissons ici, montrera combien, à l’exception de quelques termes, les prétendus emprunts sont douteux. Beaucoup de mots, notamment ceux qui réfèrent à la vie quotidienne et à l’environnement naturel des Berbères sont certainement d’origine autochtone.

Les emprunts aux PhéniciensSelon l’historien latin Diodore de Sicile, les Phéniciens se sont installés sur les côtes libyques bien avant la fondation de Gades (actuelle Cadix, en Espagne) vers 970 avant J.-C. L’historien grec Strabon pensait, lui, que les Phéniciens ont fondé des villes en Libye, c’est-à-dire l’actuel Maghreb, bien avant l’époque de Homère. Quoi qu’il en soit, la présence phénicienne sur les côtes maghrébines doit remonter à une époque très ancienne, sans doute à partir du 12e siècle avant J.-C., Lixus, l’actuelle Larache sur la côte atIantique du Maroc ayant été fondée au milieu du 12e siècle avant J.-C., Gades vers 1110, Utique, non loin de Tunis vers 1101. Carthage, couronnement de l’expansion phénicienne en Méditerranée occidentale, a été fondée, elle, vers 814.

Il est vrai qu’à l’époque, on était plutôt enclin à croire que les Berbères, frustes et primitifs, ne pouvaient qu’emprunter aux autres, non seulement le savoir et les techniques mais aussi les mots qui les véhiculent. C’est ainsi, qu’au cours des années, on a dressé des listes d’emprunts puniques mais surtout latins, glanés dans tous les dialectes berbères, même ceux qui, comme le touareg, ont échappé aux dominations punique et romaine.

Au début, les Phéniciens ont cherché l’aIliance des Berbères et ont payé pendant prés de quatre siècles un tribut à leurs chefs, en échange du territoire qu’ils avaient reçu pour construire leur ville. Beaucoup de Berbères ont dû d’ailleurs s’installer à Carthage et y exercer les métiers les plus divers, principalement celui de soldat. Il est certain que comme de nombreux peuples du bassin méditerranéen, les Berbères ont bénéficié de la civilisation carthaginoise à laquelle ils ont emprunté des inventions et des techniques, notamment dans le domaine agricole. Mais à partir du 5e siècle avant J.-C., Carthage a adopté une politique impérialiste, annexant de nombreux territoires, dépouillant les paysans des riches terres agricoles, soumettant les populations à de lourds impôts et abolissant le tribut payé aux princes numides. C’est le début des hostilités entre Carthage et les Etats berbères qui s’étaient constitués dans les régions indépendantes. Mais Carthage devait se heurter à un ennemi encore plus redoutable, Rome, qui, inquiète de l’expansion punique dans la Méditerranée occidentale, lui a livré une première guerre (264-241), lui arrachant plusieurs de ses colonies en Europe. Une deuxième guerre (218-201) la priva du reste de ses possessions. C’est alors au tour des Berbères, menés par Massinissa, de s’emparer de territoires puniques, d’abord le long de la Petite Syrte, en Tripolitaine, puis en Tunisie centrale et dans la région des Grandes Plaines, pourvoyeuse de céréales. C’est alors que les Carthaginois prennent la décision de reconquérir leurs territoires. Rome, considérant qu’il s’agit d’un casus belli et résolue à en finir avec la cité punique, lui déclare de nouveau la guerre (150). Défaits, les Carthaginois refusent de se rendre. Ils subissent un long siège de trois ans et leur ville prise est entièrement détruite et la population qui a échappé au massacre est réduite en esclavage et dispersée (printemps 146).La fin de Carthage ne signifie pas la fin de la langue punique qui a continué à être utilisée dans les anciens territoires carthaginois. Déjà au temps de Massinissa, pourtant en guerre constante contre les Carthaginois, elle a été élevée au rang de langue officielle dans le royaume numide. Elle a dû garder un certain statut, après la destruction de Carthage : ainsi, la dédicace du mausolée de Massinissa à Dougga est rédigée en libyque et en punique. Mais l’usage du punique a dû être restreint et de toutes façons, la masse des Berbères, qui vivaient hors de Carthage, n’a pas subi son influence au point de se puniciser. La survivance du punique durant la période romaine a suscité, dans la seconde moitié du 20e siècle, une polémique parmi les historiens français. S’appuyant sur des écrits de Saint Augustin où il est question de langue punique, S. Gsell et E.F. Gautier ont soutenu que la langue de Carthage s’est maintenue jusqu’à la fin de la période romaine. Cette idée a été contestée par Ch. Courtois (1950) qui a montré que Saint Augustin employait punicus et lingua punica pour désigner le berbère. On a pensé que la question était tranchée mais la polémique reprit avec la découverte d’inscriptions presque tardives. Ch. Saumagne (1953 ) qui s’est appuyé justement sur ces découvertes, a soutenu que le punique est resté en usage au Maghreb jusqu’au 6e siècle de l’ère chrétienne. T. Lewicki (1978), s’appuyant sur le témoignage d’un auteur musulman du Moyen Age, repousse cet usage jusqu’au l0e siècle de l’ère chrétienne. De toutes façons, même si le punique a survécu jusqu’à cette date, son usage — ou seulement l’usage de son écriture — devait se limiter à des groupes réduits. En tout cas, d’une cohabitation presque millénaire avec lui, le berbère ne garde que quelques mots puniques. L’influence a dû être plus importante dans le passé et il n’est pas exclu qu’une grande partie des mots puniques aient été couverts par l’arabe, langue sémitique étroitement liée au phénicien.

Le vocabulaire d’origine punique en berbèreOn relève une vingtaine de termes dont beaucoup sont attestés dans la quasi-totalité des dialectes et qui font donc partie du vocabulaire berbère commun. Voici quelques exemples, mais souvent en rapport avec l’hébreu, langue sémitique la plus étroitement associée au phénicien : -aghanim «roseau», rapporté à la racine QNM, hébreu: qanim -aghrum «pain», en touareg teghormit «croûte de pain» (To), hébreu qerûm «croûte» -ahâtim «azâtim» en touareg «huile» tahatimt «olivier» hébreu : zetim-armun en berbère du djebel Nefoussa, en Libye, «grenades», nom d’unitétaremmunt; hébreu: rimmôn, arabe : rummân-taghessimt, en chleuh «concombre», hébreu: qicc£im-ageIzim «houe, pioche»-awerdal en chleuh «moutarde», punique hrdl-deffu en berbère du djebel Nefousa, en Lybie, «pomme», tadfwit (K ) adfu (Cha),hébreu tappûh’, arabe tuffah’a(VYCICHL, opus cité, p. 201) -alim en kabyle, en chleuh etc. «paille», on a encore en kabyle : agalim «paille mâchée» -agusim en kabyle «écorce de noyer», hébreu egozim -azalim en chleuh «oignon» du punique bas’alim -uzzal «fer», hébreu barzel -agadir, gadir «mur, rempart», hébreu gader, arabe gidâr -anas «cuivre», punique : nh’s, hébreu, neh’toset, arabe neh ‘as -admim, en kabyle «aubépine» etc.

(A suivre) M. A. Haddadou

Partager