Réactions épidermiques et malaise civilisationnel

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Au moment où, paradoxalement, se posent des défis énormes pour les économies, les finances et les échanges, dans l’engrenage d’une mondialisation qui n’arrive pas encore à se mettre correctement sur rail, la montée des idéologies, que l’on disait mortes à la fin du siècle dernier, se fait plus puissante et se positionne préférentiellement sur le territoire de la religion. Samuel Huntington, dans le livre intitulé Le Choc des civilisations (1996), avait, en quelque sorte, anticipé cette évolution des relations internationales, en se basant sur la disparition d’un des acteurs majeurs du monde bipolaire de la guerre froide, à savoir l’Union soviétique. Autrement dit, l’ancienne confrontation idéologique, qui s’appuyait sur la différence d’organisation entre les systèmes sociaux et économiques (communisme/libéralisme) et matérialisée par des tensions extrêmes et grande course à l’armement juste après la deuxième Guerre mondiale, a pris une autre tournure après la chute du Mur de Berlin, où la culture et la religion, en d’autres termes les civilisations, joueraient un rôle prépondérant dans le clivage entre pays. Cette évolution des conflits à l’échelle planétaire ou à l’échelle régionale a été aussi « pressentie » dans les années 1960 par des intellectuels, comme André Malraux à qui on attribue le verdict: « Le 21e siècle sera religieux ou ne sera pas ». C’était une vision qui voyait dans les inégalités économiques, les disparités sociales et le développement exponentiel du libéralisme une sorte de résignation et de « messianisme » dans lesquels se refugieraient les plus souffrants parmi les peuples, au point d’en faire leurs nouvelles armes de libération.  Dans l’aire culturelle arabo-musulmane, la déception ayant accompagné la fin des idéologies socialistes, baathistes, nasséristes et autres- par lesquelles les élites comptaient dans les années 60 et 70 du siècle dernier mener les peuples vers le « paradis » de l’égalité sociale et du triomphe sur l’impérialisme »-n’a trouvé comme élément de substitution que la religion. Une religion désincarnée de sa dimension civilisationnelle, de sa spiritualité au profit d’un charlatanisme florissant. Il n’y a d’ailleurs que cela pour cadrer avec le messianisme par lequel les peuples, écrasés par un destin adverse, comptent « racheter » leurs âmes. L’Algérie d’abord, dès le début des années 1990, les autres pays arabes ensuite, au cours de ce que les médias avaient appelé hâtivement le Printemps arabe, ont bu le calice jusqu’à la lie pour avoir tenté de régenter leur vie terrestre avec des décrets célestes maniés par des prestidigitateurs sophistiqués. On paya le prix fort d’une contre-révolution que n’ont pas pu anticiper ni empêcher les élites. Que sont et où sont les élites? L’Algérie a été étêtée de son élite éclairée dès le début de l’aventure terroriste, après que cette même frange eut été mise à l’index par l’ancien parti unique. Le terrorisme islamiste acheva le travail par une liquidation physique de plusieurs dizaines de journalistes, écrivains, universitaires, médecins des deux sexes. Même s’ils n’ont pas atteint un tel sommet, les autres pays arabes ont vu également leurs élites ou bien tuées ou bien soumises au diktat de la religion. 

« Tension absurde », selon Mammeri 

Les événements de janvier dernier, qui ébranlèrent la France, avec l’assassinat des caricaturistes de Charlie-Hebdo, et qui eurent des contrechocs dans le monde musulman par le fait même que ce journal a caricaturé le Prophète Mohamed, montrent à quel point la religion a acquis une nouvelle sensibilité auprès de tout le monde, caricaturistes compris. L’abcès de fixation de caricaturer les symboles d’une religion jusqu’à la provocation ne peut pas être un signe d’une créativité et d’une esthétique débordantes, malgré le génie d’un Wolinski ou d’un Cabu. Des confrères à eux ont même dénoncé leurs excès inutiles. De même, la réaction épidermique, exaltée et enflammée des Musulmans à travers le monde n’est pas, non plus, un signe de bonne santé culturelle et religieuse. C’est sans doute la réaction de ceux qui ont perdu, au moins depuis six siècles, l’initiative dans le déroulement de l’histoire et de l’actualité dans leurs dimensions les plus essentielles: création scientifique, développement économique et ambition de civilisation. Face à un tel néant que n’ont pas pu combler les idéologies du 20e siècle et du début du 21e siècle, on a affaire à une sorte de nihilisme mortifère. Mouloud Mammeri l’a analysé en 1979 dans sa préface aux « Poèmes kabyles anciens »: « Tout se passe comme si une société qui sent qu’elle n’a plus de prise sur l’histoire, interprète ses propres blocages en termes de destin. Dans une espèce de réaction masochiste, elle tourne contre elle-même la conscience irritée de son impuissance, attribue ses échecs ou ses manques à une pratique insuffisamment stricte des rites et, faute de pouvoir agir sur les événements, bat sa coulpe et exige d’elle-même encore plus de tension absurde ou de crispation sclérosante. Elle a renoncé aux affres du doute, donc à ses chances, pour le monolithisme d’une foi qui confond la pureté de l’intention avec la rigidité de la pratique ». 

Retour au Traité sur la tolérance

La littérature kabyle moderne, depuis Cheikh Mohand Oulhocine- dont Mammeri disait que le dogme eût été pour lui un cadre plus que contraignant, carcéral-, jusqu’aux textes d’Aït Menguellet, Matoub, Cherif Kheddam, parce que nourrie aux sources des valeurs du travail et de l’authenticité nous apprend ce que la relativité des choses, les dimensions de l’homme et de ses besoins de spiritualité les grandes interrogations existentielles et la nécessité de la coexistence des civilisations et des peuples. Daech, Al Qaïda, le GSPC, Boko Haram, et d’autres groupes terroristes sont, sans doute, l’illustration et la matérialisation de l’actuelle et terrible chute aux enfers qui a sapé les bases culturelles et civilisationnelles des pays concernés. Si main étrangère il y a- et elle existe nécessairement dans cette grande géostratégie mondiale-, elle ne fait qu’exploiter des faiblesses intrinsèques et un humus bien fertile à toutes les dérives. Signe des temps: la montée des périls de stupides clivages qui s’apparentent à de nouvelles Croisades a même entraîné les Européens à revenir au « baba » des Lumières et des leçons de démocratie qui n’auraient pas suffisamment été « assimilées » par les enfants des communautés musulmanes de banlieues. Et c’est à Voltaire que la France fait appel deux siècles et demi après la rédaction de son Traité sur la tolérance (1763). Les écoles françaises ont eu à revisiter, deux semaines après les événements sanglants du 7 janvier 2015, les quelques principes énoncés dans ce traité. « Il faut regarder tous les hommes comme nos frères. Quoi! Mon frère le Turc ? Mon frère le Chinois ? Le Juif ? Le Siamois ? Oui, sans doute; ne sommes-nous pas tous enfants du même père, et créatures du même Dieu ? (…) Ce petit globe, qui n’est qu’un point, roule dans l’espace, ainsi que tant d’autres globes; nous sommes perdus dans cette immensité. L’homme, haut d’environ cinq pieds, est assurément peu de chose dans la création. Un de ces êtres imperceptibles ». Ainsi parlait Voltaire.

Amar Naït Messaoud

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