«Arrêtons de célébrer la mort. Célébrons la naissance !»

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À l’occasion de l’anniversaire du décès de Mouloud Mammeri, nous avons rencontré le Professeur Ali Sayad à Béjaïa, où il vient de donner une conférence sur « Tamazight, langue maternelle ». Il est anthropologue, président de la Fondation Asaka et ancien élève et ami de Mouloud Mammeri. Durant cette rencontre, Ali Sayad a prononcé un hommage à cette occasion, et il a tenu à rappeler que, selon le Prophète Mohamed, les poètes sont considérés comme des prophètes. « On a toujours célébré la naissance des prophètes. Qu’ils s’appellent Jésus, Moïse ou Abraham, on ne célébrait jamais leur mort », dira-t-il. Ce qui ne semble pas être le cas pour nos écrivains considérés également comme prophètes, selon la citation de l’anthropologue. « Nos écrivains qui sont aussi des prophètes, on ne célèbre que leur mort. N’est-il pas temps d’arrêter cette course à la mort, et célébrer leur renaissance tous les ans. D’autant plus que Mammeri s’appelle Mouloud. Son prénom vient de Mawlid qui veut dire Naissance. Chaque année donc, nous devons célébrer la naissance de Mammeri, comme son vrai nom l’indique, tous les ans, le vingt-huit janvier ». Revenant sur la mort de ce géant de la culture berbère, Ali Sayad qui a insisté pour mettre le mot « Accident » entre guillemets s’oppose à la célébration de la mort de son ami et maître. « Il ne faut pas célébrer son « accident » de voiture, le 27 février de chaque année. Arrêtons de célébrer la mort. Célébrons la naissance ». Généralisant le principe, il cite plusieurs autres auteurs Algériens. « Mammeri, ainsi que tous nos écrivains, qu’ils s’appellent Si Mohand Ou M’Hand, Taos Amrouche, Jean Amrouche, Kateb Yacine, Mourad Bourboune, Mohamed Dib, méritent qu’on célèbre leur naissance et non pas leur mort », ajoutera-t-il. Puis, avec émotion et la générosité intellectuelle qui le caractérise, Da Ali Sayad nous a remis le texte d’une communication qu’il avait donnée il y a de cela quelques années, à l’université qui porte le nom de cet illustre anthropologue, précurseur du combat moderne pour la langue et la culture berbères.  En voici un extrait : « Mouloud Mammeri avait écrit à l’âge de 19 ans « La colline oubliée », quand il traitait en 1938 de la société berbère. J’étais son élève constant et lui mon maître incontesté ; sans réserve, il m’a fait boire de son savoir à la source de la Colline, il savait « ce que parler veut dire ». Grâce à son érudition et à sa rigueur, il a su restituer à la langue berbère, du Djurdjura au Gourara, du Moyen Atlas aux Aurès, du Rif à l’Ahaggar, du Chenoua à la Pentapole mozabite, sa dignité sa fierté pour son origine plusieurs fois millénaire, son unité dans la diversité. Que le discours littéraire soit ancien ou récent, de facture traditionnelle ou moderne,  qu’il soit produit par des personnes centenaires ou par des jeunes, qu’il soit féminin ou masculin, qu’il soit oral ou écrit, Mammeri a rendu le verbe (qui dit verbe dit vers) berbère beau et élégant sans l’arrogance et la suffisance de la beauté ; l’a rendu noble et élevé sans l’arrogance et la suffisance de la noblesse ; l’a rendu pieux et imprégné sans l’arrogance et la suffisance de la piété ; il lui a rendu l’énergie sans l’arrogance et la suffisance de la force… En se libérant du jugement des autres, il a libéré le discours berbère (langue, culture et histoire). C’était les autres qui nous jugeaient alors qu’on était le sujet et la matière. Pour les autres, notre présence était transitoire, ludique, secondaire et exotique. On n’a jamais été les véritables sujets des problèmes posés», confiait-il dans sa dernière interview au Matin du Sahara. Rappelant des faits et relatant le chercheur et écrivain Kabyle, Ali Sayad citait généreusement Da L’Mouloud : « La trajectoire commençait au lycée de Rabat, au Maroc, où il fit son expérience personnelle. Il était « catastrophé par la tournure générale de l’enseignement qu’il recevait. Il disait certes qu’il avait de bons professeurs, mais il y avait toujours une perspective qui le gênait du moment qu’il se rendait compte qu’il était question de tout le monde sauf de nous. (…) Et quand on est jeune, cette expérience laisse une trace, car elle a fini par créer en nous cette réaction de se sentir péjorativement jugé ». C’est là qu’apparaît et subsiste toute l’interrogation où l’on doit se définir vis-à-vis de soi-même et conséquemment aux autres. Le jeune homme qu’il était en 1938 concluait dans « La société berbère » : «Mon passage de la culture berbère à un genre de vie que je crois qu’il est radicalement différent a été brusque, et ce qui par la suite m’a le plus frappé dans la première a été ce dont il fallait avec douleur m’arracher après l’avoir longtemps chéri, c’est-à-dire tout le stock de vérités que l’on m’avait inculquées et dont j’étais forcé de reconnaître la fausseté ou le leurre. Défricheur de savoirs, Dda L’Mouloud avait lui-même voué sa position pour désavouer les tous nouveaux « docteurs de l’équivoque » et les jouissances de l’ambiguïté que ces docteurs nous présentaient dans leur menu. Il ne ménageait ni son intelligence, ni son énergie, ni son temps, il n’avait pas peur des distances. Homme de culture, total et intègre, Dda L’Mouloud a touché à tous les genres, adhère parfaitement à l’ensemble de son œuvre, tant dans ses romans que dans ses essais, mais aussi et surtout dans sa qualité de berbérisant que tout le monde lui reconnaissait. Engagé ? Dda L’Mouloud l’était assurément, et ce, dans l’effectivité de chaque instant. L’engagement était pour lui «une source vivante de réflexion » (…), « une protestation de l’intelligence contre la violence ». Non pas « une sorte d’embrigadement inconditionnel » où « mille voix dociles bêlent à l’unisson la voix de leur maître, quel immense bêlement bien sûr, mais aussi quel bâillement immense ». Le poète était roi, nous disais-tu Dda L’Mouloud, il était la parole du groupe, pour qui de façon souvent ambigu&euml,; il l’éveillait, l’éduquait, le conduisait. Il savait qu’il remplissait une charge prestigieuse dans une société où les conflits étaient relativement peu sanglants. C’était peut-être plus stimulant pour prolonger la cité. Le poète n’était pas seulement engagé il était partisan, consolait la tribu dans l’adversité : « Je compose des apologies avec art, j’éveille le peuple », récitait le poète Youcef-ou-Kaci.

N. Si Yani

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