Reportage de Djaffar Chilab
Samedi dernier, en milieu de journée. Départ de Tizi-Ouzou, en route vers Ighil Bouchène. Le chemin serpenté qui monte sur Akaoudj a été bien refait mais il reste très étroit. Les véhicules se croisent presque en se frottant les ailes. Au fil des mètres et des virages, la pente s’élève davantage. C’est à croire que vous embarquez à bord d’un avion en plein décollage. On ressent vite l’altitude. De l’intérieur d’une voiture, le regard sort comme d’un hublot pour admirer le plat, et la verdure de la plaine du Sébaou qui s’allonge sous les pieds. Le paysage est féerique. Très beau à voir, à contempler. Dans l’immensité, les bâtisses se muent en petite boîtes d’allumettes. En bas, tout paraît en miniature. C’est admirable et ça fait penser à la théorie des dominos… La vue est splendide et se perd rapidement dans l’horizon lointain. Devant, le bleu du ciel se rapproche de plus en plus. Dieu aussi. C’est une impression. Là-haut à Ighil Bouchène, toute cette beauté ne constitue que le plaisir d’un jour. Car le quotidien rude ne laisse guère le temps au plaisir. « C’est vrai qu’on jouit du regard, on domine tout d’ici, l’air est pur et frais, on flirte avec les nuages, mais ça ne fait pas vivre. On paye cher cette hauteur, et on n’a pas le choix. Dans d’autres bleds, on aurait monté une station touristique qui ferait vivre toute la région », commentait ce jeune rencontré à la rentrée du village, juste devant l’école primaire de la bourgade. De là-haut, tout vous paraît en miniaturesCe qu’on peut appeler le centre n’est pas loin. Une grande cafétéria ouverte fait office de lieu de rencontre des villageois, et des quatre chemins. A droite, c’est tout droit vers le siège de l’antenne du Croissant-Rouge algérien, et du relais Mobilis. Avant que les lieux ne soient transformés pour abriter un semblant d’établissement ou les filles s’initient à la couture, ça s’appelait «Maison de jeunes». Mais comme ce n’en était visiblement pas une, on a fini par se rendre à l’évidence… ça sert quelques filles du village, et c’est déjà pas mal ! Devant, la route traverse le village pour «redescendre» sur le chemin de wilaya. A gauche seulement, le goudron s’allonge vers l’autre sortie, vers l’Est qui aboutit sur le Chef-lieu de Tikobaïne. C’est sur ce tronçon qu’ont poussé les établissements étatiques dont a pu bénéficier la localité. Un «Centre de santé» ouvert…un jour sur deux. C’est comme ça depuis que l’habituel «locataire» des lieux est en congé. Son remplaçant pointe alors en alternance, car il a aussi à sa charge l’autre centre d’Imekcherène, un autre village plus bas. C’est tout de même mieux que l’eau qui arrive une fois par quelque vingt jours en été. Il y a aussi un bureau de poste, et une antenne de mairie. Et puis plus rien, si ce n’est cette grande mosquée dont les travaux touchent à leur fin, et cette maison un peu particulière devant laquelle beaucoup de voitures sont garées. Elles sont immatriculées dans plusieurs wilayas du pays, et même de France. Dommage, les jeunes, ici, sont mal inspirés. Ils auraient pu improviser…un parking. La vue vaut-elle la vie ? L’essentiel : on vient ici pour «L’la Ouiza», une voyante renommée pour qui on vient de partout. «Les samedi et mardi, le jeton distribué atteint parfois les 250 DA, et des fois plus. Les consultations commencent dès l’aube». Djamel, la trentaine bien accomplie, et une petite barbe de quelques jours avait pris place dans les alentours. Il a l’air de sortir péniblement de sa grâce matinée. «L’la Ouiza, c’est plus bas». Djamel habite à Ighil Bouchene. Il est sans boulot. Autant dire qu’il n’a rien. Et ce n’est pas faute d’avoir essayé. “L’école ? Je ne m’en souviens pas quand j’ai arrêté. Après j’ai tout tenté. T’bezniss, j’ai fait presque toutes les wilayas, j’achetais pour revendre, un peu de tout, surtout les habits. Mais je suis toujours à zéro…» Djamel n’a pas du tout l’esprit à l’Aïd, ou encore à Yenayer. «Ils vont passer comme le reste des journées. Y’aura rien de spécial». Du moins pour lui, et ses semblables. La majorité quoi ! Pour se débarrasser du souci de l’eau, Djamel dit qu’ils ont dû creuser 60 mètres pour atteindre le sol mouillé. Ils ont leur puits. Les voisins viennent s’y approvisionner sans doute. La bouteille de gaz est cotée à 220 DA chez le camion qui passe. Ighil Bouchene, ce n’est pas une ville. Forcément, elle n’a pas…le gaz de ville. On ne s’attardera pas sur le reste. A Ighil Bouchene, le passager d’un jour se sentira comblé de toute part mais les habitants souffrent de tout. Même de la nature, et du temps. En été, on sent le soleil descendre carrément sur le crâne ; en hiver, la pluie ne met pas trop de temps pour vous atteindre. Ici, on subit, plus qu’on en profite de la vie. Mais on survit…de l’honneur. On ne badine pas avec ça. Le village ne grouille pas. Pas trop de monde dehors. Il y a des maisons, quelques unes en ruines, mais il y a aussi de belles villas. L’Aïd, Yenayer, et après ?Sur la route qui descend sur Tikobaïne, une vielle en compagnie d’une fillette fait paître trois moutons, et une chèvre. «Celui là c’est pour nous, les autres sont petits mais si on me propose un bon prix je vendrais. Je les élève pour ça», dira t-elle. Cette vielle fait partie de ceux qui procèderont au sacrifice de l’Aïd. Tout comme Djamel. Lui, il acheté sa bête, il n’y a pas de cela longtemps. «On l’a payé à 21 (2 millions 100 milles de centimes) au souk des Aghribs, une semaine après, il valait 28 (2 millions 800) au souk de Tala-Athmane. Les prix se sont envolés. Ce n’est pas tout le monde qui peut se le permettre. Comme partout ailleurs, d’ailleurs. Et puis je ne sais pas si c’est l’âge qui me fait ça ou je ne sais quoi, mais les fêtes n’ont plus la même saveur d’antan. Même les gamins ne font pas trop attention. Mais il y a aussi ceux qui ont les moyens et offrent des moutons aux plus démunis». Yenayer ? Djamel hoche la tête, cherche les mots, et finit par lâcher : «On va égorger des coqs et c’est tout. Cette tradition a été entretenue grâce aux vielles qui, dans le temps, se jalousaient de leurs bêtes. Maintenant, c’est le temps des poulaillers. La tradition s’éteint malheureusement avec les vielles qui s’en vont, une à une. Mais il y a encore ceux qui y tiennent. A l’Aïd aussi, en fin, selon les moyens de chacun». Mohand, Youcef, et Ali sont trois jeunes frères. Ils disent qu’ils sont de la famille Khedim. Ils s’employaient à cribler une benne de sable à l’aide d’un tamis, improvisé d’un support de sommier d’un lit en fer, sur le chemin défoncé du village. Ils n’ont pas encore les grands soucis de la vie en charge. Mohand dit qu’il est en 3ème AM, à Akaoudj, mais sa lecture préférée reste l’actualité de la JSK. L’Aïd, et Yenayer ne lui disent pas grand-chose sauf qu’il n’aura pas cours pendant deux jours. En attendant, il tient sa pelle avec le sourire.
D.C.