La mère des batailles

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« Dire des politiciens qu’ils font du cinéma, c’est dire du mal du cinéma ». Tel est le verdict, où s’allient fine ironie et subtile métaphore, lancé par l’actrice Jeanne Moreau à l’endroit d’un « corps de métier » chez qui le scrupule et la loyauté ne sont pas les vertus les mieux partagées. Frappée par un sort peu commun- où l’intégrisme religieux et la distribution de la rente ont largement fait bon ménage au détriment des valeurs du travail, de l’honnêteté de la modernité et de la démocratie- l’Algérie continue à rechercher ses repères dans un moment où presque tous les peuples de l’aire culturelle arabo-musulmane sont pris entre les mâchoires de solides tenailles, faites de misère, d’inculture, de sous-développement, qui font allègrement le lit des complexes et cupides jeux géostratégiques. Ce contexte historique d’adverse fortune, dans lequel se relâchent les frontières et s’interpénètrent les groupes qui sèment mort et désolation, est fait de lignes d’incendie allumées par des boutefeux par le moyen de ce qui est nommé Daech, Boko Haram, Djabhat Ennosra, Djounoud Al Khalifa et autres tristes labels. De Damas à Alger, et de Bamako à Paris, un grand espace régional, s’étalant sur trois continents, connaît ses moments les plus incertains en matière de sécurité nationale du fait du mouvement des groupes religieux extrémistes qui se réclament de l’Islam. Là où, en Tunisie, une raie de lumière ou un brin d’espoir a été entrevu par ceux qui aspirent à des changements pacifiques, pour se débarrasser des vieilles dictatures policières, il a été laissé place à de graves interrogations et une immense révulsion après la boucherie qui a touché mercredi dernier le musée du Bardo, faisant 22 morts, presque tous des touristes étrangers. En plus de la peur qu’ils tentent d’instaurer et de l’idéologie obscurantiste qui les motive, les terroristes qui tiennent à installer un climat de guerre en Tunisie visent aussi à abattre un secteur vital de l’économie de ce pays, sachant que le tourisme représente 12 % du PIB de notre pays voisin. Malgré cet ignoble et monstrueux attentat, la Tunisie a incontestablement réussi à négocier le virage aigu de son histoire post-Benali, et ce, grâce au combat des femmes tunisiennes qui a commencé dans les années 1920 avec l’intellectuel Tahar El Haddad, et grâce aussi à la solidité de l’école héritée de l’ère Bourguiba. Certes, les acquis pour la construction de la seconde république sont encore fragiles, mais le ton est déjà donné avec les batailles qui restent naturellement à mener pour consolider l’édifice. L’Algérie qui, pour différentes raisons objectives- dont la douloureuse expérience du terrorisme qu’elle a vécue en « solitaire » avec un  lot de plus de 200 000 morts- n’a pas pu être entraînée dans le tourbillon du Printemps arabe, scrute encore les horizons de la meilleure manière de sortir de la camisole de ce qu’on peut appeler la première république, celle d’un demi-siècle d’indépendance faite d’errements politiques, d’errances idéologiques et d’économie rentière. Indubitablement, cette dernière a largement retardé le processus de mutation, en créant et en renforçant les coteries et les clientèles. La contraction des recettes pétrolières depuis l’été 2014 a fait planer des doutes sur le système de gouvernance du pays. La diversification économique, criée sur tous les toits, demeure encore une profession de foi qui peine à se tracer une voie sur le terrain de la réalité. En ce moment précis des grandes interrogations sur l’avenir économique, social et politique du pays, certains milieux intégristes ne semblent pas « perdre leur temps » en s’attaquant à ce qui reste encore debout dans ce pays. Ainsi, après avoir soulevé une tempête immonde par sa condamnation à mort de l’écrivain Kamal Daoud, le salafiste Abdelfattah Hamadache, dont des tribunes lui sont régulièrement ouvertes dans une certaine presse arabophone, s’en prend cette fois-ci au ministre du Commerce lui donnant injonction de faire interdire l’importation et la commercialisation des boissons alcoolisées. Malheureusement, de telles lubies venant de certains « fainéants de la nation », comme dirait Matoub, élisent parfois domicile dans certaines institutions de la République. Que l’on se souvienne. Le débat a été introduit et imposé à l’APN au début des années 2000 par des députés de même obédience idéologique. Autrement dit, malgré les acquis engrangés par l’Algérie dans la lutte antiterroriste, il demeure ce qu’on appele aujourd’hui la « mère des batailles », celle de juguler l’avancée de l’intégrisme dans les foyers les plus fertiles, à savoir les instances idéologiques et culturelles que sont l’école, les médias et la mosquée. Quoi? L’école? Avec la légèreté et l’irresponsabilité avec lesquelles est gérée une grève d’un mois, en plus des vacances du printemps qui ont commencé hier, on est fondé à s’interroger sur la valeur et la place qu’elle tient dans la société. Boudiaf l’a qualifiée de « sinistrée » en 1992. Vingt-trois ans après, comme dirait Fellag, on creuse encore, après avoir, depuis longtemps, atteint le fond du puits. Les ambitions de modernité politique et de sortie de la rente des hydrocarbures ne peuvent nullement s’accommoder du sous-développement culturel qui grève toutes les institutions en charge de l’école, des structures assurant les activités artistiques, des médias lourds, etc. La « mère des batailles » est là. Ceux qui ont pris en otage ces structures l’ont certainement bien compris.

Amar Naït Messaoud

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