Comment construire les fondements de la mémoire nationale ?

Partager

Soixante-dix ans après la terrible répression du 8 mai 1945, événement qui a préludé à la maturation du projet révolutionnaire du soulèvement armé de novembre 1954, la mémoire algérienne demeure souvent indolente, parfois même fêlée, et ce, malgré tous les discours qui portent aux nues l’écriture et la connaissance de l’histoire du Mouvement national et de la guerre de Libération. Les cimetières de chouhada abritent les cérémonies officielles, la télévision est chargée de les transmettre dans le détail, les autres médias rapportent aussi les festivités, les livres scolaires arborent des titres et des chapitres en rapport avec l’événement mais, force est de reconnaître l’impact sur la revivification de la mémoire collective, sur la prise en charge par la jeunesse de la culture de l’histoire et sur la conduite générale de la société par rapport à des dates-phares de l’histoire nationale, sont difficilement décelables, pour ne pas dire inexistants. En effet, l’entretien de la mémoire collective ne peut pas se faire avec des slogans creux ou des chiffres sur le nombre de martyrs. L’une des premières instances qui ont failli dans l’entreprise de transmission de la mémoire et de son animation continuelle, c’est bien l’école. Du primaire jusqu’au lycée, la matière « histoire » est, pour ainsi dire, noyée dans les… histoires. Les élèves qui terminent leurs cursus scolaire et s’apprêtent à intégrer l’université n’ont de souvenir que les anecdotes et les tours d’adresse qu’ils ont échangés avec leurs enseignants d’histoire-géographie. Le « parcoeurisme » fait office d’études. Il ne sert qu’à tenter d’obtenir la note qui puisse conforter la moyenne générale, à laquelle on fixe des ambitions minimalistes de passage d’un niveau à un autre. Les matières les plus lésées et les plus compromises par ce système, ce sont bien entendu toutes celles qui sont en relation avec les sciences humaines et sociales, à commencer par l’histoire-géographie. Au cours de sa dernière interview à BRTV, l’écrivain Kamel Daoud, dont le dernier roman vient d’être couronné par le prestigieux prix Goncourt, a fortement insisté sur la manière dont a été instillée l’histoire officielle dans l’esprit des Algériens au point de s’éloigner, de trop s’écarter, de la mémoire populaire débitée dans les foyers et dans la rue. Il arrive même que des contradictions énormes, ingérables, traumatisantes, tétanisent les esprits et leur inocule une sorte de méfiance durable par rapport à tout ce qui vient des instances idéologiques de l’État. Il est vrai que des initiatives individuelles se sont manifestées au cours de ces dernières années, venant de la part de personnalités historiques, de témoins modestes ou de chercheurs, universitaires ou non, allant dans le sens de la réhabilitation de la mémoire collective. L’objectivité et la rigueur scientifique peuvent, à première vue, paraître comme une espèce de « coquetterie » dont peut faire l’économie, tant le retard en matière de recensement des faits, des dits, des actes, est immense. Néanmoins, le recoupement de l’information et la décantation de certaines passions liées à la proximité temporelle avec les événements, finiront par triompher de l’adversité et des hésitations actuelles. Mais, il y a urgence. Alors que nous n’avions jusqu’ici que des bribes- parfois de petits paragraphes dans des livres disparates- sur la grande crise dite berbériste de 1949, Ali Yahia Abdenour vient de nous y plonger complètement avec son livre témoignage publié en 2014. Malgré tout ce qui a été dit sur les massacres du 8 mai 1945, des zones d’ombres persistent, une pédagogie de la transmission de la mémoire manque et la transition vers l’acte révolutionnaire de 1954 entourée de certains points d’interrogation. L’on se souvient d’un certain discours du 8 mai 1993 prononcé par le président du Haut Comité d’État, Ali Kafi, presque une année après l’assassinat du président Mohamed Boudiaf. Ce discours était entouré d’un certain « mystère » bien avant qu’il soit prononcé. Tous les Algériens attendaient ce qui allait être dit. Assis devant le téléviseur, dans une loge de gardien d’une entreprise publique à Blida pour suivre ledit discours prononcé en soirée, j’ai été frappé par le style enflé la rhétorique excessive, la langue arabe châtiée qui ont marqué ce discours d’un peu plus d’une heure. L’agent de sécurité qui était avec moi était toute ouïe pour le président et avaient les yeux rivés sur l’écran, la bouche entrouverte. À la fin du discours, Kassaman fut suivi d’un silence sépulcral dans la loge. Deux minutes après, apparaît à l’écran un journaliste qui présente le contenu du discours en arabe algérien. Une première et… une dernière dans les annales de la télévision nationale. L’agent de sécurité voit se détendre son visage et s’adressa à moi en ces termes : « celui-là est en train de traduire le discours du président en arabe ! » Je n’ai pas voulu choquer ou froisser davantage mon copain d’infortune, un homme âgé élisant domicile dans une minuscule loge, sinon, j’aurais pu lui poser la question de savoir en quelle langue le président a parlé pour qu’il soit traduit maintenant en arabe. Cela se passa un 8 mai. Un discours censé chargé de symbolique, d’inspiration et de valeurs, particulièrement dans les moments fort agités de l’époque, où le terrorisme islamiste avait déjà commencé à étêter l’élite politique, intellectuelle et scientifique du pays. Un coup d’épée dans l’eau, que ce discours. Et la suite ne fut pas plus brillante. Si l’Algérie était tombée dans la barbarie terroriste, l’une des raisons et pas des moindres, c’est qu’elle a tourné le dos à son passé révolutionnaire, un passé récent, pourtant. Il a été oblitéré par les intérêts mercantiles des clans et par le besoin de légitimation du pouvoir en place. Cette dérive a eu ses points d’impact dans les instances culturelles et éducatives du pays, à commencer par l’école. Et elle n’a pas seulement touché la phase cruciale de la transition du Mouvement national en insurrection armée, elle a aussi fortement affecté le début même du Mouvement national, depuis au moins la création de l’Etoile Nord-Africaine. Même si la symbolique de la reconnaissance par la France des massacres commis en Algérie depuis le début de la colonisation est importante, il ne faudrait pas survaloriser ce geste par rapport à l’effort national qui reste à faire dans un projet solide de la construction de la mémoire nationale.

Amar Naït Messaoud

Partager