L'intelligence assassinée

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Quelques jours après avoir participé à la création du Comité de vérité sur l’assassinat de Tahar Djaout, victime d’un attentat terroriste le 26 mai 1993 et ayant succombé une semaine après, le 2 juin, Mahfoud Boucebci rejoint la procession macabre des intellectuels désignés à la mort. Ce fut le 15 juin 1993 que ce psychiatre, qui ne s’est pas contenté de son diplôme de médecine psychiatrique pour évoluer en intellectuel authentique, qu’il a été poignardé par les chasseurs de lumière, les obscurantistes qui ont la phobie du soleil, ceux qui allaient plonger l’Algérie dans un bain de sang durant plus d’une décennie, au nom d’un nouvel ordre religieux et politique qui ne contredit l’autre que pour l’effacer physiquement de la terre. Chaque semaine tombaient des têtes, les meilleures que l’Algérie ait eues en cette fin du 20e siècle. Les journaux de l’époque, qui attendaient particulièrement les journées de mardi avec une grande appréhension, titraient souvent, à chaque attentat visant une personnalité politique ou culturelle, « à qui le tour ? ». Des questions lugubres imposées par une terrible chute aux enfers du pays. Tous ceux qui se furent opposés à la théocratie, au règne du moyen-âge, de la dictature étaient désignés pour passer par les armes. Certains, comme Boucebci, n’ont même pas eu la « chance » d’être exécutés rapidement par balles. Comme Abderrahmane Chergou et beaucoup d’autres, et avant eux, la première victime de la barbarie islamiste, Kamal Amzal en 1981, Boucebci a été poignardé par des bandes d’analphabètes devant le service dans lequel où il exerçait, l’hôpital psychiatrique Drid Hocine d’Alger. Il fait partie de cette crème intellectuelle qui a dépassé sa condition de simples diplômés, techniciens du savoir, pour se poser les vraies questions sur la société que leur propre formation aidait à formuler. Né en 1937 dans la commune de M’kira, dans la wilaya de Tizi-Ouzou, Boucebci fit des études de médecine à Marseille. Il se formera par la suite en neurologie et encéphalographie à l’hôpital Pitié-Salpêtrière de Paris. Il créa à l’hôpital Mustapha Pacha d’Alger, qu’il rejoignit en 1967, un laboratoire d’électroencéphalographie (EEG). Agrégé de psychiatrie en 1972, il sera nommé médecin-chef de la clinique universitaire de psychiatrie Les Oliviers, située à Bir Mourad Raïs, clinique dédiée aux enfants handicapés psychomoteurs. C’est en 1985 qu’il deviendra médecin-chef à l’hôpital psychiatrique de Kouba. Il y exercera jusqu’à son assassinat le 15 juin 1993. Auteur de plusieurs études (articles de presse, conférences, livres), qui avoisinent le nombre de 200, en rapport avec son métier, Mahfoud Boucebci a donné à sa profession une place particulière, dépassant le diagnostic et la thérapeutique qui sont prodigués aux patients en tant qu’individus, pour la situer au niveau des études de groupes, de communautés et de sociétés. Le professeur Boucebci a contribué à la formation en psychiatrie en Algérie. Il a formé plusieurs médecins algériens qui ont choisi cette spécialité et contribué à la formation des psychologues, du personnel paramédical et des pédagogues. Connu à l’échelle internationale, il était membres de plusieurs forums mondiaux et d’associations internationales activant dans le domaine de la psychiatrie. Membre du comité de rédaction des revues, comme Acta Psychiatrica Belgica, Annales de psychiatrie, l’information Psychiatrique… etc., il était aussi membre du Conseil des délégués de la Société Internationale de psychiatrie de l’adolescent. En tant qu’intellectuel engagé aussi bien sur le plan de la formation universitaire que sur le front du mouvement associatif, Boucebci a été très proche des familles et des personnes en détresse morale, psychique ou physique. Il joua un grand rôle dans l’établissement du planning familial- terme que l’Algérie « pudibonde » des années 80 préférait au terme « contraception »-, dans la prise en charge des femmes en détresse (« mères célibataires »), des handicapés, des enfants adoptifs,… etc. À l’occasion du 22 anniversaire de son assassinant, le docteur psychiatre Mahmoud Boudarène a donné une conférence à Alger sous le titre « Être psychiatre, un métier périlleux mais exaltant ». Sur sa page facebook, il écrit : « Les ténèbres venaient d’avoir le dessus sur la lumière. La bêtise et l’ignorance venaient de mettre fin à l’intelligence. Combien de temps faut-il à l’Algérie pour fabriquer une personne aussi immense ? Beaucoup de temps, oui beaucoup… Peut-être est-ce, aujourd’hui, un pari impossible avec l’Université que nous avons. Une institution prise en otage par l’imposture, le plagiat et la mentalité du squat. Des universitaires qui n’ont que le nom et qui se donnent des titres qu’ils n’ont pas ou qu’ils ont obtenus en trichant, en trafiquant. Après la vague des douctours, voici celle des broufissours. Oui, sans doute que les ténèbres ont triomphé sur la lumière ».

Amar Naït Messaoud

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