Redécouvrir Matoub par ses textes

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La dernière résurrection de Matoub Lounès est cette allée baptisée de son nom dans la ville française de Saint-Etienne, le 6 juin dernier. Son nom est estampillé sur plusieurs rues et places de…France. En Algérie, il honore modestement quelques lieux (des centres culturels, une place à Tizi-Ouzou). Modestement ? C’est peu dire. Cette toponymie ne représente qu’une infime reconnaissance par rapport à la stature du barde. En France, ce travail est fait grâce aux associations amazighes et aux élus locaux des villes concernées. Chez nous, en Kabylie, c’est la société civile qui a imposé le peu de reconnaissance toponymique; des élus et des responsables administratifs ont suivi. De même, toute la compilation des articles de presse, de revues ou des quelques livres qui ont célébré l’œuvre et la vie militante de Lounès depuis son assassinat le 25 juin 1998, ne représentent qu’une infime partie du travail de fond qui attend d’être mené sur les deux grandes facettes de Matoub: le poète, artiste, musicien, et le militant infatigable de la liberté et de l’amazighité. Franchement, nous faisions partie de ceux qui ont fondé beaucoup d’espoir dans la fondation créée justement pour cet objectif par la sœur du poète, Malika. L’on se souvient que même le terme fondation posait problème dans la législation algérienne, qui ne connaissait que le mot association, et encore, avec les restrictions « légales » qui obèrent cette forme de structuration. Pour créer une fondation qui porte son nom, avant qu’il meure en 1996, l’écrivain Nordine Aba eut les mêmes déceptions. C’est que l’Algérie officielle, engluée dans la rente pétrolière et l’arabo-islamisme, n’avait pas besoin, sans doute n’en a-t-elle toujours pas besoin, d’association ou de fondation, à moins que ces dernières servent de croque-mitaine ou de croque-mort pour la culture authentique du peuple. Ces structures, on le sait, ont pignon sur rue, pullulent et font bien leur travail de sape et de perversion de l’histoire. Certes, la Fondation Matoub, dans le climat d’adversité extrême dans lequel évolue l’action culturelle dans notre pays, peut avoir été freinée dans son élan et n’aurait pas bénéficié des soutiens nécessaires de l’élite kabyle détentrice de moyens financiers. Mais, vu la vision qui règne actuellement sur le front de l’activité culturelle- réduite à des boucans de prestige, aux manifestations budgétivores du genre « capitale de… », au soutien à des œuvres médiocres où se mêlent la complaisance, la corruption et l’incompétence-, Matoub Lounès a besoin plus que jamais des siens, de ceux avec qui il a partagé la même cause jusqu’au sacrifice suprême, pour relancer sa fondation, lui redonner vie et lui tracer de nouvelles ambitions. Ambitions qui devraient dépasser les simples commémorations, pour s’inscrire dans la durée et dans l’institutionnel. L’œuvre de Matoub, malgré sa popularité évidente que se transmettent les générations, a besoin d’être mieux diffusée, retranscrite, mise en livres, étudiée, présentée dans des séminaires et dans des revues littéraires spécialisées. Un travail titanesque attend la fondation ou n’importe quelle autre structure qui se revendique de l’héritage de Lounès. Il s’agit également de faire œuvre pédagogique en se mettant aux « textes choisis » et anthologies, avec études de textes, à destination des enfants scolarisés en tamazight. Le même travail peut être mené en français et même en arabe à l’intention de nos écoliers.

C’est là une mission ardue, qui doit mobiliser des énergies et de la ressource humaine; mais, une mission noble qui doit s’étendre à nos autres poètes, disparus ou produisant encore (Chérif Kheddam, Aït Menguellet, Idir, Ferhat,…). C’est là un pan précieux de la littérature kabyle, rejoint, depuis quelques années, par des productions livresques en tamazight au sein desquelles il y a lieu de dénicher les meilleurs textes qui feront de ses ouvrages des « classiques ».

Découvrir ou redécouvrir le texte?

Pris par une fâcheuse habitude de ne s’arrêter sur les mots que rarement, particulièrement lorsque la musique est entraînante et enjouée, un certains nombre de ceux, fans de Lounès, qui écoutent ses chansons, ne se doutent pas de la profondeur et de la qualité de sa poésie. J’ai personnellement mené une courte expérience d’alphabétisation dans mon village natal au début de l’ouverture démocratique, en 1989, en me basant sur quelques textes fondateurs de notre poésie chantée, principalement par Aït Menguellet et Matoub. Avec un poste-cassette débitant la chanson « A y Amabus-iw! » (parlant d’un condamné à mort qui attend son tour au pénitencier de Berrouaghia) et, sur le tableau scolaire, mis à notre disposition par le directeur de l’école primaire, le texte transcrit à la craie, ceux qui sont venus écouter et étudier (des jeunes et des moins jeunes) suivaient mot par mot, phrase par phrase, la progression du texte. Ils étaient franchement étonnés de ce qui s’y dit, du contenu en général. La beauté de la musique, la voix à la fois rocailleuse et plaintive, ont certainement estompé quelque peu les mots. Et puis, parfois, on répète machinalement les vers, parce que le rythme et la rime ont un poids prépondérant. D’ailleurs, c’est pourquoi on apprend beaucoup mieux la poésie que la prose. Les « élèves » découvrirent alors avec moi un monde étonnant, un monde carcéral, fait d’attente et d’angoisse [Son âme agonise, tel un grain dans une meule. Il attend son tour et pleure, mon bagnard !]; une mère éplorée qui n’a pas de nouvelles de son fils; le poète conseille le prisonnier, le prie, de ne pas dénoncer ses compagnons de lutte et de tenir bon. Ce fut une « découverte » extraordinaire, dans un texte supposé très ordinaire. Une vive émotion gagna la salle. Les « élèves » délient leur langue, commentent à l’envie, posent des questions sur des mots qui ne sont pas utilisés dans le village, ajoutent des précisions et sortent éblouis par un texte dense, porteurs de sensations fortes, plongé dans l’histoire récente du pays, plein d’idées et de métaphores éblouissantes. On ne se doutait pas qu’un poème chanté en cinq minutes pût être un texte littéraire de grande dimension, inscrit dans l’universalité. L’assistance en redemandait. Nous fîmes une expérience similaire avec le poème « Amcum » d’Aït Menguellet. Et l’entreprise tourna court dès que les partis politiques commençaient à être agréés l’un après l’autre, en chapelet. La scène culturelle céda vite le pas à la « boulitique ». Visiblement, cela continue aujourd’hui. Une vision rédemptrice de la culture s’impose. Et Matoub reste à étudier !

Amar Naït Messaoud

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