Abdenour raconte sa traversée à haut risque

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C'est l'histoire d'un jeune Kabyle parti en Harraga (clandestin), de Aïn Zaouïa, en quête de l'Eldorado Européen. Il revient sur ce voyage risqué qu'il n'est pas du tout près de refaire si c’était le cas. Une traversée "minée" de laquelle il s'en est quand même sorti à bon compte.

Un peu comme dans tous les films à belle fin. Sauf que là ce n’est pas du cinéma. Et Abdenour n’est pas pour autant au bout de ses peines. Il reste un sans-papiers dans un pays qui n’est pas le sien, même si, aujourd’hui, il a atteint Paris… Etait-il conscient de ce qui l’attendait ? De ce qu’il allait vivre ? Plutôt subir ? «Je peux dire oui et non. Car pas à ce point de difficultés, de cruauté tout de même», rétorque-t-il. «Je savais que je partais en aventure, mais j’étais sans doute loin de réaliser la réalité qui était à venir. Elle était peut-être dominée à ce moment-là par ce beau rêve d’atteindre l’Europe, qu’on voit étincelante à travers la télé la parabole… Pour moi, et pour tant d’autres jeunes de Kabylie, la France (Sa destination finale projetée) c’est le chic, ce sont les Champs Elysées, la liberté le beau, adieu la poussière, vive la chemise blanche, les talk-shows de Drucker, Gad El Maleh, Nabila, Zidane, Le Stade de France… Une famille en or en vue quoi ! Ca paraît tellement rose qu’on rêve d’y être et on ne fait pas trop attention au reste !». Abdenour avoue pourtant qu’il ne manquait de rien là d’où il partait. Il avait tout : Un jeune bien complet et épanoui, beau-gosse, pas de bobos de santé jamais, une famille attentionnée, un travail, des amis formidables… «J’étais franchement bien», concède-t-il. Il avait tout ce qui pérennise normalement une situation de bien-être, vous stabilise pénard dans votre patelain, votre coin, et vous permet de nourrir des ambitions de passer à un palier supérieur de la vie. Mais il y a cette mouche qui n’arrêtait pas de « l’emmerder », de lui faire Bzzz dans le crâne. «A chaque fois que je vois quelqu’un débarquer d’une voiture au village avec une valise, le teint blanchi, ça recommence dans ma tête, la mouche me prend !». La tentation était bien là depuis un certain temps. On peut même dire, depuis plusieurs années. «J’ai essayé avec les classiques demandes de visa mais rien n’y a fait. La sentance prévisible a toujours fini par se confirmer: Niet. On m’a toujours refusé». Et fatalement, l’idée de Harraga finira par faire irruption dans la tête d’Abdenour. «Certes, j’appréhendais mais c’était tellement fort qu’on ne pense qu’à foncer devant… Mais j’ai toujours tout gardé pour moi, sauf entre potes quoi».

« Une première tentative de Tunisie avortée »

«La première fois, c’était en 2006, j’ai essayé par la Tunisie, sans que personne ne le sache. Je ne l’ai dit à personne, même pas à mes parents. A mon départ, j’avais pourtant tout prévu, mais je leur ai juste dit que je partais pour une semaine de vacances. Mais cette fois-là ça n’a pas marché. Le passeur que j’ai trouvé sur place me paraissait très louche. Il n’inspirait pas du tout confiance. Il y a aussi ce Kabyle que j’ai rencontré et qui m’a dissuadé. En partant pour la Tunisie, il avait aussi la même intention avant de se raviser et finir par s’y installer. Sans aller dans les détails, il m’apprendra qu’il est revenu de la mort comme on dit. Et puis, il y avait ce prix exagéré de 700 Euros à payer pour ensuite se mettre en péril… J’ai fini alors par me résigner et rentrer au village. Car émigrer en Tunisie, ça ne m’intéressait pas trop». Abdenour allait reprendre alors son quotidien en Kabylie. Mais sans baisser les bras sur cette obsession à passer de l’autre côté de la Méditerranée, à se mettre un jour au pied de la Tour Eiffel, à poser le pas sur le tracé qu’avait suivi le scooter de Hollande losqu’il allait, caché dans son casque mal attaché proposer des croissants à Julie Gayet… A vrai dire, Abdenour n’est pas seul dans son rêve. Des dizaines, voire des centaines de jeunes, le lui partagent. Forcément « ça se discute »! Et chaque jour avec son lot de nouvelles sur ces passeurs dont on parle sans vraiment avoir la bonne touche… «On discute entre nous, on parle d’eux comme ces vieilles qui évoquaient dans le temps tel ou tel médecin qui aurait la main « plus guérissante »… Et c’est connu de tous qu’il y a des départs d’Annaba, de Tunisie… Mais sans plus. Et quand on dit qu’untel ou untel, du village voisin, est parti de telle place, là ça devient plus crédible quelque part, et en groupe vraiment restreint, on passe à une étape plus sérieuse du projet en quelque sorte». La première étape dans ce cas est de chercher après un éventuel premier maillon de la chaîne : Un proche, un(e) ami(e) du candidat « heureux » qui pourrait indiquer la piste… Ca n’aboutit pas forcément du premier coup, mais à y persévérer ça finit généralement par payer… et vous faire apprendre par exemple que les passeurs adoptent presque le même procedé : C’est fréquent qu’on vous demande de payer un moteur pour équiper un vieux chalutier ou une barque que met à disposition le passeur. Le passeur qui n’a à vrai dire dans l’affaire que le nom, car souvent, il laisse ce rôle à un prétendant au voyage qui n’a pas de quoi payer. Ce dernier peut être un « client » qu’on aura fait attendre des mois, durant lesquels avec le contact entretenu il finira par devenir un complice consentant à assumer l’aventure. Abdenour a lui fini par avoir « un fil » avec une filière basée en Turquie. Il avoue que son premier contact s’est fait en Algérie pour ensuite être mis en liaison avec un autre basé en Turquie. «J’ai demandé alors un visa d’entrée à ce pays et je l’ai eu le plus normalement du monde. J’ai d’ailleurs tout de suite pris l’avion et une fois sur place je devais embarquer dans la semaine qui allait suivre, mais ça avait coincidé avec le grand nauffrage où pas moins de quatorze victimes ont péri dans une traversée clandestine en partance justement de ce point d’où j’allais moi-même embarquer. Et pour mon malheur, c’est le passeur avec lequel j’étais en pourparlers qui était derrière cette expédition mortelle. On avait d’ailleurs abondamment parlé de cette tragédie sur les chaînes de télévision françaises notamment. Il paraît que c’est le chalutier qui s’est brisé en haute mer». Abdenour concède que ça devenait pesant et trop risqué pour lui qui s’est mis soudain à réfléchir en réalisant que ça aurait pu être lui…

« J’ai évité la mer mais j’aurais pu sauter sur une mine! »

«Je me suis donc vite ravisé de prendre la mer». Il lui fallait donc trouver autre chose. Une autre option, un autre parcours, comme se rapprocher le plus possible des frontières terrestres avec la Grèce et tenter la traversée du grand lac pour atteindre Alexandhroupolis, la première ville frontalière grècque. Abdenour raconte qu’il n’a pas eu besoin de trop chercher pour dénicher un autre contact. Mieux, il tombera vite sur… un Kabyle qui « travaille » avec les Kurdes. «Mais lui, il n’est pas vraiment passeur, plutôt un intermédiaire qui te présente aux passeurs. Nous nous sommes alors fixé rendez-vous dans un hôtel, en soirée, et nous avons discuté. Au départ, nous avions négocié pour 900 euros par personne, mais après nous avons payé un peu moins», révèle-t-il. Le parcours s’est fait en plusieurs parties, détaille Abdenour. D’abord, au départ, à bord d’un bus public avec les passeurs, direction les frontières Nord-Ouest. «Ce sont eux-mêmes qui s’étaient chargés de payer nos billets, car nous ne pouvions pas le faire pour nous-mêmes étant donné que nous n’avions plus nos passeports, à un moment, il fallait se débarasser de tout papier administratif personnel qui indiquerait notre identité au cas où nous tombions sur un contrôle». Puis, arrivée au niveau de la gare d’un village «dont je ne connais même pas le nom, on nous a fait changer de véhicule pour nous acheminer vers la ligne frontalière avec la Grèce. C’était à bord d’un Partner cette fois», se souvient-il. «Nous étions bien entassés derrière et nous devions nous coucher à la moindre vue d’âmes qui vivent, car les villageois habitant la région signalent souvent les convois aux services de sécurité. De plus, le véhicule ne devait pas se rapprocher du lieu d’embarquement. Il fallait donc faire de la marche en plus. Je me rappelle qu’une fois déscendus du Partner, nous avons dû marcher durant plusieurs heures en nous repassant une embarcation qu’on nous avait filée sur les épaules. Nous avons trouvé sur place un autre groupe de clandestins qui attendaient». La traversée sera faite en pleine nuit. Vers les coups de minuit. Aucune indication cependant sur le lieu où le groupe s’est mis à l’eau et que les passeurs ont évité à chaque fois d’évoquer avec leurs clients, une quinzaine. «Il faisait vraiment noir. On nous a dit que nous avions à traverser deux lacs et c’est tout. Normalement ils disaient vrai, car ça avait bien l’air d’un Oued même s’il était très large et sensiblement déchaîné tout de même». Le témoin avoue qu’il n’a aucune notion sur les lieux, ni sur leurs appellations. Il ne connaissait pas du tout, et n’avait pas le temps de s’y attarder. Mais il se souvient bien qu’il a traversé deux étendues d’eau, une grande et une petite, pour mettre pied à terre en Grèce. «La première était particulièrement démontée. D’ailleurs, quand nous avions traversé le deuxième groupe qui venait après nous a chaviré et nous n’avons pas pu les attendre», raconte Abdenour. Le groupe se « casse » donc au milieu de l’aventure en deux, mais peu importe. Pas question de perdre du temps pour Abdenour et ses compagnons encore là. Les cinq autres « voyageurs » devaient se débrouiller avec les deux passeurs qui dirigeaient la barque. Enfin jusqu’à ce qu’ils les débarquent sur l’autre rive de l’autre côté de la Grèce, cela s’entend. C’est là en effet que la «mission des passeurs turcs s’achève. 900 Euros pour vous faire traverser deux étendues d’eau. A le prendre de loin comme ça, sous un ciel clément, l’Europe paraît donc à portée de main. Et les choses ne paraissent pas aussi risquées qu’on pourrait l’imaginer : Un visa délivré presque gracieusement par la Turquie, un trajet en bus, un autre en Partner, une traversée d’Oueds et vous avez les pieds en Grèce, donc en Europe. Mais en réalité c’est beaucoup plus compliqué que cela. Et les clandestins jouent avec leurs vies à chaque instant de leur aventure. C’était le cas d’Abdenour qui reconnaît s’en être sorti miraculeusement. «Ce que nous ne savions pas au départ, et personne ne nous l’avait dit, c’est que l’armée grecque en patrouille habituelle aux allentours pouvait tirer à tout moment sur nous. C’est déjà arrivé nous-a-t-on raconté plus tard. Il faisait complètement noir, de la boue partout, une forêt de plantes qui piquent à hauteur d’homme, en plus c’était en mars, c’était encore le temps hivernal. Mais le plus grand danger c’était ce champ de mines que nous avons dû traverser avec une incroyable inconscience. Chacun de nous pouvait sauter et être déchiqueté à tout moment. De plus, nous ne voyions absolument rien. A tel point qu’au lieu de marcher à l’Est pour atteindre les premiers villages grecs, nous nous sommes perdus vers le nord. Nous avions presque atteint la bulgarie au petit matin. Nous avions passé la nuit à marcher de long en large. Il n’ y avait que de petits point lumineux des collines habitées au loin pour nous guider. Pour fuir les agriculteurs et les regards, nous nous sommes enfouis sous un pont où nous avons dormi durant la journée avant de rebrousser chemin et revenir en arrière dans la soirée qui a suivi. Nous nous sommes rendu compte alors qu’il y avait un village grec tout juste à côté du lieu où nous avions débarqué».

« Si c’était à refaire ? Certainement pas ! »

Entre temps, Abdenour et ses « amis » ont pu se permettre une toilette et se changer. «Nous avions des habits propres dans nos sacs à dos, heureusement d’ailleurs, nous étions ignobles. Puis il fallait investir le village discrètement. Nous nous sommes mis alors deux à deux comme des soldats à la recherche de la gare routière. Nous n’avions pas intérêt à parler aux autres, il fallait alors guetter le moindre bus pour le suivre à grands pas», balance-t-il avec humour. Et ce sera chose faite quelques temps plus tard. De là direction Alexandhroupolis où tout le monde se retrouvera, y compris le groupe des cinq dont la barque avait chaviré lors de la traverssée de l’avant-veille. La « compagnie » devait par la suite prendre un autre bus vers la grande ville côtière Thessalonique d’où elle pouvait envisager de ralier enfin Athènes où les destinations et les moyens de locomotion lui seront au choix… Les trajets sont cette fois assez longs et coûteux. Rien que pour Thessalonique, le billet de bus coûte 45 Euros. Le danger de se faire prendre est aussi omniprésent…

Les contrôles sont multiples. C’est d’ailleurs dans le bus qui les conduira vers Athènes qu’Abdenour et ses complices se feront avoir par des agents en civil qui se faisaient passer pour des vendeurs ambulants de lunettes. «Nous avions pris place à l’arrière et nous « tombions » de sommeil. Cela faisait deux nuits et trois jours que nous ne dormions pas… Nous nous ferons débarquer au premier péage». A défaut de la belle ville d’Athènes, le groupe sera alors conduit et mis au cachot, dans des geôles miniscules où il passera plusieurs semaines. «C’étaient des petites cellules étroites, sales, sans la moindre commodité certainement faites pour des gardes à vue d’une soirée… Mais nous, nous y avons passé près d’un mois. Nous n’avions droit qu’à un repas par jour. C’était l’enfer. Après, on nous a transférés vers une prison dans la montagne, près des frontières de l’Albanie». Dans ce second lieu de détention, Abdenour et ses compagnons seront enfermés pendant deux mois de plus. «C’était malgré tout moins pénible. Nous ne mangions toujours pas à notre faim, mais nous étions logés quand même dans des chalets, il y avait des douches… Nous n’étions pas isolés, il y avait plein de prisoniers de diverses nationalités avec nous. Nous, nous étions trois Kabyles au milieu d’autres Algériens, des Albanais, des Marocains, des Tunisiens, des Indiens…». A l’intérieur, Abdenour révèle qu’un grand business fleurissait. «On ne vous le dira pas directement, mais on vous suggèrera par exemple que si vous versez 400 euros pour soi-disant prendre un avocat, ce dernier obtiendra certainement votre libération. Après c’est à vous de saisir l’opportunité… Et comme par hasard on vous relâche après payement de cette « caution » ! » Après, il faut voir un autre passeur qui vous vendra une fausse carte espagnole, ou italienne, ou d’un quelconque autre pays européen, avec laquelle vous pourrez circuler et prendre un train, un avion…

«Franchement, si c’était à refaire, je ne suis pas près de retenter. Car entre raconter le moment et le vivre c’est deux mondes différents. Là quand je dis que nous avons été mis en prison, l’acte paraît simple, mais se retrouver menotté face à des gaillards qui vous tiennent en joue avec des armes d’assaut et qui vous crient dans une langue dont vous ne pigez mot, loin des regards, c’est franchement pas évident à vivre. Nous aurions pu être tués sans que personne ne sache rien… Je ne vous cache pas qu’à plusieurs moments durant l’expedition, j’ai failli me rendre… Je veux dire divulguer mon identité et vivement qu’on me réexpédie chez moi en Kabylie…»

Djaffar Chilab.

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