Le prestige qui se fane de la Mitidja-Est

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Depuis l'ouverture à la circulation, en 2011, du tronçon de l'autoroute Est-Ouest au niveau des tunnels de Bouzegza, à la limite entre les deux wilayas de Boumerdès et Bouira, un nouveau paysage s'est découvert aux voyageurs.

En effet, cette partie de l’arrière pays de l’Isser était auparavant dominée par le mont Bouzegza, célèbre massif, citadelle de la guerre de Libération et vivier du terrorisme pendant les années 1990. Avant la construction de l’autoroute, les voyageurs venant de l’Est algérien ou s’y rendant, par la RN5, ne connaissaient que les magnifiques gorges de Palestro (Lakhdaria), longeant l’Oued Isser. Aujourd’hui, une autre vue s’ouvre sur la région à quelque 10 km au sud à vol d’oiseau. En effet, contrairement à la géographie vallonnée de gorges, ici, nous sommes sur les hauteurs et les crêtes à partir desquelles on domine les villes de Boudouaou, Khemis El Khechna et Larbaâtach et où l’on entrevoit aussi de loin la ville d’Alger. C’est le grand air. Attenant à l’autoroute, le barrage hydraulique de Keddara offre une vue magnifique, une forme qui tient d’un animal marin et une couleur bleu azur que ne contrarient que les poussières des carrières de Bouzegza. En effet, c’est là une écharde de poids qui casse quelque peu l’esthétique et brise la féérie de la région. Le mont Bouzegza est troué comme un fromage de gruyère. Les trous sont liés par des pistes empruntées de façon permanente par des poids lourds qui soulèvent des montagnes de poussière, au point où l’on se demande comment le chauffeur fait pour avancer devant ce rideau blanc laiteux très opaque. Les revers de l’environnement et du cadre de vie ne se limitent pas, dans cette partie sud de la wilaya de Boumerdès- attenante aux wilayas de Bouira, Blida, Alger et Médéa- aux émanations des carrières de Bouzegza et aux autres poussières dégagées par la cimenterie de Meftah. Ils vont plus loin, en affectant le capital le plus précieux, le sol, que la zone ait à faire valoir. Cette zone est connue en géographie physique sous le nom de la Mitidja-Est. Elle fait partie du Sahel d’Alger, un croissant fertile qui commence au pied de Bouzegza et se termine sur les contreforts du mont Chenoua (wilaya de Tipasa). Le chemin de wilaya n°9, qui va de Boudouaou à Khemis El Khechnna en passant par Ouled Moussa, trace approximativement cette limite vers l’Est. Un peu plus en retrait, la ville de Larbaâtach s’adosse au piémont de Draâ Archeou. Les confins du périmètre se prolongent par la RN29 (Blida-Palestro) qui traverse Larbaâ, Meftah et Bouguerra. À partir de ces versants que surplombent les monts de Tablat, une vaste plaine s’ouvre vers la mer et contenant principalement en son sein les agglomérations de Rouiba, Réghaïa, Dar El Beidha, les Eucalyptus, Sidi Moussa et Baraki. C’est une région agricole par excellence, une vocation naturelle dictée par la topographie de plaine, un climat humide où l’on enregistre parfois jusqu’à 1 200 mm de pluie dans l’année, un sol léger et fertile et une nappe phréatique vaste et profonde alimentée par les eaux provenant de l’Atlas Blidéen (de Bouzegza jusqu’au-delà de Chréa, en limite avec l’Ouarsenis). Les colons qui s’y étaient installés dès le début de la conquête française ne s’étaient pas trompés. Alsaciens, Lorrains, Maltais, Ibères y ont élu domicile et en ont fait des territoires d’opulence. Le vignoble, le maraîchage et l’arboriculture de Haouch Raïs, de la ferme de Saint-Georges, de Haouch Echaouch, de Sainte-Marie et de Ouled Ben Seraï restent encore des images vivantes dans les souvenirs des anciens ouvriers saisonniers de Kabylie, de Tablat et même de Berrouaghia qui descendaient de leurs lointaines bourgades de montagne pour vendre leur force de travail dans des opérations de plantation, de vendanges, de taille, de greffage, de sarclage, de buttage et d’irrigation. Ils étaient exploités comme leurs congénères qui venaient de Khemis Meliana, Hammam Melouane ou Mouzaïa.

Anarchie urbanistique et cadre de vie asphyxiant

Mohand Saïd nous raconte cette vie de « zouffri » (qui vient du mot « les ouvriers »), qu’il a eu à mener ici pendant la colonisation. Il se souvient parfaitement de ces longues journées qui s’étalaient parfois sur seize heures de temps. Il était âgé de vingt-deux ans, jeune marié sans enfant, ayant aussi à sa charge ses vieux parents et des neveux fort démunis. C’était en 1930, le Centenaire de la colonisation était fêté en grandes pompes par les colons, les officiels de l’administration, les militaires et même les écrivains et les artistes. Lui, Mohand Saïd, était de retour de la campagne du Rif où il était mobilisé dans le cadre de la lutte contre l’insurrection marocaine menée par Abdelkrim El Khettabi. Il garde toujours le fil de la narration et le sens du détail. Revenu à bord du train à charbon Oujda-Oran-Alger avec de légères blessures, il monta à Larbaâ Nath Irathen, dans son village, pour avoir l’avis de son père quant à son désir d’aller travailler à l’ex-Foundouk (Khemis El Khechna) chez les colons. Après avoir obtenu le consentement de son père, il se fit embaucher en été comme vendangeur. Mohand Saïd était un ouvrier agricole appliqué et consciencieux. Le responsable de la ferme a vite remarqué ses qualités et son penchant pour le travail bien fait. Alors, il ne tarda pas à le désigner comme chef d’équipe avec, en prime, la possibilité de prendre pour lui dix kilos de raisin chaque soir. Mohand Saïd les écoulait sur le marché de Maison Blanche (Dar El Beïdha) pour pouvoir arrondir ses fins de mois difficiles. Il passera sur les lieux pas moins de dix ans. Il était hébergé dans une chaumière qu’il dit « luxueuse » pour l’époque considérée. «Il ne manquait que l’assainissement. La fosse septique était déjà bouchée à mon arrivée. J’en ai creusé une autre, mais c’était un terrain argileux, presque imperméable », se souvient-il. Le chef d’équipe des chantiers de vendange finira par maîtriser plusieurs petits métiers, particulièrement le greffage et la taille des arbres fruitiers. C’était une polyvalence imposée par le rythme des saisons. Parce que, ajoute-t-il, s’il se contentait des vendanges, son travail se limiterait à deux mois dans l’année. «Lorsque je vois ce que sont devenues les terres de Hammadi, Bab Ezzouar, Maison Blanche et les Eucalyptus, une douleur me pince le cœur. Cela me fait d’autant plus de peine que je ne possède pas un mètre carré de terre de cette grande et vaste Algérie. Le long de l’Oued Barek jusqu’à Hadjema et Hammadi, nous avions entretenu des vergers exemplaires. À partir des puits de quinze mètres de profondeur sortait une eau avec un débit qui ressemble à celui d’un oued en crue. On dirait que toute la nappe sortait par cette bouche. Toutes les deux semaines, je montais dans mon village avec des provisions de fruits et légumes que je partageais avec les voisins, et c’était pareil pour tous les voisins qui travaillaient avec moi». Tout cela fait partie du passé. Un passé où la campagne nourrissait la ville. Elle la nourrissait en fruits et légumes frais, en légumes secs, céréales, lait de vache, œufs, volaille, viande rouge,… Ouled Moussa (ex-Saint-Pierre et Saint-Paul), les fermes Saint-Vincent et Sainte Agathe, Ouled Ben Seraï et le ferme Sainte-Lucie étaient le fleuron du pays agricole de la Mitidja-Est jusqu’aux débuts des années 1970. La création de la zone industrielle de Rouiba, la dévalorisation des métiers de l’agriculture et la dissolution des valeurs culturelles ont entraîné un exode rural massif de l’arrière-pays de l’Atlas blidéen vers la côte et ont induit une urbanisation sauvage accompagnée d’une bidonvilisation effrénée.

L’extension du réseau routier est vécue comme une « malédiction »

Les terres agricoles de Khemis El Khechna traversées par la RN9 et le CW16, auxquels est venue se greffer l’autoroute, sont régulièrement phagocytées par le béton. Le poids de la ville de Larbaâ ne cesse de croître. L’agglomération évolue en forme de poulpe allant dans tous les sens, jusqu’à grignoter sur les terrains pentus qui annoncent le territoire de Tablat. De nouveaux quartiers sont créés dans la direction de Rovigo (Bougara), Baraki, Meftah et les Eucalyptus. Hormis quelques centaines de mètres de l’ancienne route filiforme embellie par l’ombrage des platanes, la distance séparant Les Eucalyptus de Larbaâ semble se réduire chaque jour davantage du fait des nouvelles constructions qui garnissent le paysage. Le phénomène a pris une vitesse vertigineuse après le retour de la sécurité. Car, au milieu des années 1990, la vie et l’espace avaient l’air figé dans cette contrée. Depuis le milieu des années 2000, on a affaire à une véritable explosion des activités commerciales et de l’habitat. Les choses ont pris un rythme et dimension encore plus grands après le passage de l’autoroute Est-Ouest et de la 3e rocade reliant Boudouaou à Tipaza. L’autorité de l’État semble absente dans ces contrées. À Hammadi, un ancien paysan de Bouira a réussi à bâtir sa villa en achetant un terrain en troisième main sans aucune « paperasse ». Ils sont des dizaines à être dans cette situation, nous apprend-t-il. La décennie de terrorisme a fait affluer des centaines de familles vers ces anciennes villes coloniales que sont Baraki, Boudouaou, Larbâa, Meftah, Réghaïa. Leurs habitations constituent des ceintures de misère autour de ces petits centres urbains. Sur les terres allant de Dar El Beïdha à Khemis El Khechna, et au-delà vers Hammadi et Boudouaou, des transactions pour le moins douteuses ont eu lieu pendant et après les années 1990. Le problème soulevé un certain moment par la presse au début des années 1990 a été vite étouffé dans une espèce de dangereuse normalisation. « Lorsque je me rendais de temps en temps à Bousaâda en prenant le car à partir d’Alger, la RN8 sentait partout un parfum particulier : d’El Harrach à Larbaâ, en passant par les Eucalyptus, la route et les terres limitrophes dégageaient des fragrances d’orangers et de citronniers. Au niveau du col des Deux-Bassins, sur les hauteurs de Tablat, on humait la résine de pin d’Alep. Autour de Aïn Bessem, c’était le l’air particulier du chêne vert et du vignoble qui nous remplissait les narines. De Sidi Aïssa à Bousaâda, c’étaient les arômes de chih (armoise) et de goudron végétal (qetran) qui pénétraient dans le bus. Où en sommes-nous maintenant ? Le désert arrive aux portes d’Alger », déplore Ammi Mohand. Nous en sommes à évaluer les dégâts sans pour autant entrevoir de solution qui puisse faire reprendre à ce territoire ses droits et son prestige d’antan. La densification du réseau routier (2e et 3e rocade, ainsi que l’autoroute Est-Ouest) a imparablement favorisé l’installation, dans cette partie orientale de la Mitidja, de nouvelles populations issues de l’exode rural. Tout l’espace, qui paraissait, auparavant, ne montrer ses charmes qu’avec grande discrétion à des initiés, est aujourd’hui ouvert aux quatre vents. L’espace agricole se réduit comme une peau de chagrin, la verdure cède le pas à la poussière, la promiscuité dans les nouvelles cités de recasement remplace l’aisance et la convivialité des bourgs situés à quelques kilomètres de la capitale.

Amar Naït Messaoud

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