La misère d’hier et l’opulence d’aujourd’hui

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Les Ramadhans se suivent et ne se ressemblent pas. Naguère, en Kabylie, le carême était une obligation religieuse qui ne donnait pas l’occasion, comme aujourd’hui, aux orgies culinaires.

Ni aux tables garnies. A l’époque, la misère, le dénuement généralisé ne pouvaient permettre les excès auxquels on assiste aujourd’hui. Albert Camus, dans un reportage intitulé «Misère en Kabylie» réalisé en 1939 et publié dans Alger Républicain, trace le tableau suivant : «Par un petit matin, j’ai vu à Tizi-Ouzou des enfants en loques disputer à des chiens le contenu d’une poubelle. À mes questions, un Kabyle a répondu : «C’est tous les matins comme ça». Un autre habitant m’a expliqué que l’hiver, dans le village, les habitants, mal nourris et mal couverts, ont inventé une méthode pour trouver le sommeil. Ils se mettent en cercle autour d’un feu de bois et se déplacent de temps en temps pour éviter l’ankylose. Et la nuit durant, dans le gourbi misérable, une ronde rampante, de corps couchés, se déroule sans arrêt. Ceci n’est sans doute pas suffisant, puisque le Code forestier empêche ces malheureux de prendre le bois où il se trouve et qu’il n’est pas rare qu’ils se voient saisir leur seule richesse, l’âne croûteux et décharné qui servait à transporter les fagots. Les choses, dans la région de Tizi-Ouzou, sont d’ailleurs allées si loin qu’il a fallu que l’initiative privée s’en mêlât. Tous les mercredis, le sous-préfet, à ses frais, donne un repas à 50 petits Kabyles et les nourrit de bouillon et de pain. Après quoi, ils peuvent attendre la distribution de grains qui a lieu au bout d’un mois. Les sœurs blanches et le pasteur Rolland contribuent aussi à ces œuvres de charité. On me dira : «Ce sont des cas particuliers… C’est la crise, etc. Et, en tout cas, les chiffres ne veulent rien dire». J’avoue que je ne puis comprendre cette façon de voir. Les statistiques ne veulent rien dire et je suis bien d’accord, mais si je dis que l’habitant du village d’Azouza que je suis allé voir faisait partie d’une famille de dix enfants dont deux seulement ont survécu, il ne s’agit point de chiffres ou de démonstration, mais d’une vérité criante et révélatrice. Je n’ai pas besoin non plus de donner le nombre d’élèves qui, dans les écoles autour de Fort-National, s’évanouissent de faim. Il me suffit de savoir que cela s’est produit et que cela se produira si l’on ne se porte pas au secours à ces malheureux. Il me suffit de savoir qu’à l’école de Talam-Aïach, les instituteurs, en octobre passé ont vu arriver des élèves absolument nus et couverts de poux, qu’ils les ont habillés et passés à la tondeuse. Il me suffit de savoir qu’à Azouza, parmi les enfants qui ne quittent pas l’école à 11 heures parce que leur village est trop éloigné un sur soixante environ mange de la galette et les autres déjeunent d’un oignon ou de quelques figues. À Fort-National, à la distribution de grains, j’ai interrogé un enfant qui portait sur son dos le petit sac d’orge qu’on venait de lui donner. – Pour combien de jours, on t’a donné ça ?- Quinze jours. – Vous êtes combien dans la famille ? – Cinq.- C’est tout ce que vous allez manger ? – Oui. – Vous n’avez pas de figues ? – Non. Vous mettez de l’huile dans la galette ? – Non. On met de l’eau. Et il est parti avec un regard méfiant. Est-ce que cela ne suffit pas ? Si je jette un regard sur mes notes, j’y vois deux fois autant de faits révoltants et je désespère d’arriver à les faire connaître tous. Il le faut pourtant et tout doit être dit. Pour aujourd’hui, j’arrête ici cette promenade à travers la souffrance et la faim d’un peuple. On aura senti du moins que la misère ici n’est pas une formule ni un thème de méditation. Elle est. Elle crie et elle désespère. Encore une fois, qu’avons-nous fait pour elle et avons-nous le droit de nous détourner d’elle ?».

L’oubli, un baume sur les bleus à l’âme

En effet, à présent que l’oubli, tel un baume, a soulagé notre mémoire de ses blessures et que nous nous empiffrons et gaspillons sans compter et sans égard pour les démunis d’entre nous. Nous veillons jusqu’à l’aube, à jouer aux cartes, aux dominos et quelques fois on va au spectacle flatter les yeux et les oreilles à ce qui semble être le summum des summums de la créativité. Qu’à cela ne tienne, vue de loin Tizi-Ouzou semble être une ville de Chaabi. Tanguant entre les statuts de centre urbain et celui de réceptacle, au quotidien, de la ruralité Tizi-Ouzou a su, sans visiblement trop le chercher, se découvrir une culture musicale à sa dimension. Ville ouverte à tous les courants, tant pour faire prévaloir une citadinité dans l’acception aristocratique du concept, d’une part, qu’à travers une représentativité artistique d’ancrage montagnard, d’autres part, qui ont su l’une et l’autre, s’imposer malgré tout et gagner à la force du talent et de la créativité une place au soleil en adoptant dès le départ le «chaâbi» comme genre d’expression musicale fédérateur. La Dachra ou Tadart était pour ainsi dire l’alter ego conceptuel local de la Casbah d’Alger ou encore de Tijdit (Mostaganem). C’est là que se constituaient, se concevaient, s’échangeaient, se composaient l’essentiel des démarches, aussi bien esthétiques que thématiques, qui ont fourni au public de la ville des Genêts l’arrière-fond de ses rêves, de ses lubies et de ses nostalgies. Les passages réguliers pour l’animation des fêtes à la Haute-Ville, notamment à Aïn el Halouf et Zellal, de Hadj M’hamed El Anka, de Mrizek et Hadj el Mahfoudh ont aidé à ancrer le chaâbi dans l’esprit et le cœur des citadins comme des ruraux sensibles aux «qsayd» de Kaddour el Alami, de Ben Triki et des poètes locaux adaptés aux modes séculaires du genre. Incontestablement, Tizi-Ouzou est une ville de chaâbi, à l’instar d’Alger, Mostaganem, Blida et Koléa. Les Belkacem Salbo, Saïd el Kabran et Moh Ali Moh, des banjoïstes de grand talent du cru qui ont travaillé avec les grands maîtres du genre, ont eux aussi participé au développement de cet art dans leur ville. En fait, l’histoire du chaâbi dans la capitale du Djurdjura est une belle histoire d’amour. Nous avons rencontré deux inconditionnels de cette musique pour nous en parler, en l’occurrence Salah Maâmar et Si Ahmed Arjaouni. Le premier vient d’enregistrer un CD reprenant Cheikh Arab Bouizguaren et cheikh El Hasnaoui dont il est l’adepte impénitent et le second, musicien très introduit dans les milieux chaâbistes tant en Algérie qu’en France où il était émigré.

Devoir de mémoire

En filigrane, nous accompagnerons, par devoir de mémoire, deux autres personnages qui ont beaucoup donné au genre. L’un, Hamid Lakrib dit Cholot, est décédé. Hasard ou ironie du sort, il s’est éclipsé le jour de l’éclipse solaire, laissant orphelin son banjo ténor. L’autre, Arezki Boulou, dont le tar a égayé bien des soirées, a perdu la raison. Le premier comme le second étaient connus à Tizi-Ouzou pour leur élégance vestimentaire, leur amour pour ce qu’ils font, leur générosité artistique et leur sensibilité à fleur de peau. En fait, le chaâbi à Tizi-Ouzou n’avait pas d’existence organisationnelle formelle, du genre troupe ou orchestre. Les amateurs venaient à Tizi-Ouzou, au hasard de leur passage, nomades à leur corps défendant, butiner entre «Sihli», «Maya» et autre «Ghrib» avant de poursuivre leur destin vers d’autres horizons pas toujours heureux. Il fallait attendre les années soixante-dix pour voir naître, enfin, de véritables formations orchestrales chaâbies. Avec l’arrivée d’Amar Driss, neveu d’El Hachemi Guerouabi et un ancien des troupes andalouses El Moussilia et El Fakhardjia, on pouvait, à bien des égards, parler de la naissance d’une école, plutôt d’un atelier de chaâbi à Tizi-Ouzou. Cet atelier a permis l’émergence de bien des chanteurs et musiciens de ce genre, entre autres : Mustapha Chebah, Saïd Mekideche, Achour Ben Youcef ancien formateur de chaâbi à la Maison de la culture, Salah Maâmar, Bellik Rachid… Par la suite, Amar Driss laissera la place à deux anciens élèves du Cardinal, Abdelkader Chercham, et à El Mahdi Tamache, pour poursuivre la formation de nombreux élèves épris de musique populaire dans le pur style ankaoui. Actuellement, une troupe, El Ankaouia, tente, avec plus ou moins de réussite, de maintenir au clair le flambeau du chaâbi, ce genre authentiquement algérien et viscéralement populaire. Il restera évidemment autant aux anciens qu’aux nouveaux, autant aux professionnels qu’aux amateurs de se rappeler ceux qui, pour une raison ou une autre, ont quitté la scène. Nous citerons Hamid Cholot et Arezki Boulou parmi ceux, nombreux, qui ont servi cet art par amour sans rien recevoir en retour, sinon le témoignage unanime de ceux qui se souviennent, non sans une pointe de regret, de leur engagement absolu et de leur fidélité sans faille au chaâbi et à leur ville.

S. Ait Hamouda

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