Comme au réveil d’une hibernation, les rues ont enregistré, dès le lever du jour, une animation spectaculaire après avoir été désertées durant toute la durée du Ramadhan, période durant laquelle la vie tourne au ralenti durant la journée.
Ce vendredi, comme une fourmilière dérangée, la population est sortie en masse pour la rituelle visite des proches. Les arrêts de bus sont pris d’assaut avec des scènes de bousculades qui nous propulse aux années 1970, avec, en plus, une certaine frénésie qui s’est emparée de ces foules qui s’agglutinent autour des fourgons de transport dont les propriétaires sont eux aussi contaminés par cette impatience collective.
Et comment ! Sachant que la recette de cette seule journée est l’équivalent de plusieurs semaines de travail. La même effervescence est aussi remarquée au niveau des magasins d’alimentation générale, étant donné que chaque citoyen en partant rendre visite à un proche, doit emporter avec lui quelque menu, soit des denrées alimentaires, des boissons gazeuses, des fruits ou encore des vêtements. Des cadeaux qui changent de nature avec l’évolution du temps.
La coutume veut qu’en ce jour de l’Aïd, chaque chef de famille doit aller rendre visite à la fille, la sœur, ou la tante mariées et vivant hors de la cellule familiale. Les cadeaux qu’offraient nos aïeux étaient composés de quelques galettes, de l’huile et toute autre récolte de saison. Vint ensuite l’époque où s’est opéré un changement dans la composante des cadeaux. Pour l’Aïd Amechtouh, on offre un paquet de henné une savonnette, du parfum, quelques baguettes de pain et un paquet de biscuit.
En ce qui concerne l’Aïd Amokrane, ce sera un gigot du mouton sacrifié pour cette fête et un coupon de tissu ou une robe. Vint, enfin, notre époque qui voit ce rituel des visites maintenu mais avec de nouveaux changements dans les offrandes, qui varient selon les moyens financier de chacun. C’est ainsi que, pour les bourses modestes, le couffin à offrir contient quelques pièces de pâtisserie, accompagné d’une ou deux bouteilles de jus ou de boissons gazeuses, et des fruits. Pour les plus aisés, en plus de ces cadeaux énumérés, le couffin est accompagné de bijoux en or ou en argent et d’une somme d’argent. Cette visite des parents en ce jour de l’Aïd revêt un caractère sacré en Kabylie ; elle est d’une importance capitale pour les femmes mariées et vivant en dehors de la cellule familiale. Une visite qui constitue le cordon ombilical qui les rattache à leurs parents et leurs familles d’origine. Plus ces visites sont nombreuses, plus la femme prend de l’importance aux yeux de la famille d’accueil.
Une femme qui ne reçoit pas de visite le jour de l’Aïd est considérée comme déshéritée et sans grande valeur sociale, d’où l’importance capitale qu’accordent ces femmes à « lemghafra » des parents. Donc cet engouement et cette frénésie autour des arrêts de bus sont expliqués, eut égard à la répercussion psychologique de ce rituel qu’aucun chef de famille ne peut rater au risque d’être classé comme négligeant de l’un de ses devoirs les plus sacrés, à tel point qu’en cas d’indisponibilité du chef de famille à cause d’un quelconque empêchement, c’est son fils ou son frère qui prend le relais pour accomplir cette coutume ancestrale qui constitue elle-même, l’une des principales valeurs sociales en Kabylie. Ce qui contribue à maintenir fortement et solidement les liens familiaux en toutes circonstances à l’inverse des autres sociétés où la culture est plutôt à l’individualisme en évoluant dans son propre espace sans partage.
Le maintien ou la préservation de ce millénaire système communautaire, soit la tribu et la grande famille, est l’une des spécificités de la population kabyle qui renforce sa légendaire solidarité agissante, son esprit de famille, du village et du aarch. Un autre exemple de la soudure communautaire en Kabylie est «tiwizi» qui voit tous les proches et voisins participer au revêtement de la toiture d’une maison. Dans le temps ancien, les poutres sont constituées de troncs de pin d’Alep que le constructeur coupe en forêt avant que les villageois ne s’y rendent pour l’aider à les transporter (sur leurs épaules) pour procéder à l’aménagement de la toiture. De nos jours, les dalles sont coulées par le même procédé de tiwizi, toujours en vogue au niveau des villages kabyles.
Oulaid Soualah

