Quels moments plus indiqués et plus propices pour évoquer le congrès de la Soummam, son architecte Abane Ramdane et les décisions et idéaux consacrés par sa plate-forme, que les moments présents, du début du troisième millénaire, faits de lourdes interrogations, de pertes de repères et de reniements? Quel moment plus approprié que ces heures tendues de perte d’identité; une identité au sens général et originel du terme: identité de l’esprit de novembre, de la révolution démocratique et sociale inscrite dans la plate-forme de la Soummam; identité des idéaux de liberté et d’émancipation pour lesquels des combats ont été engagés bien avant l’insurrection de 1954. En d’autres termes, l’esprit d’Abane est aujourd’hui évoqué et hélé pour soutenir d’autres luttes que l’étape actuelle, 53 ans après l’Indépendance, est en train d’engager avec sa jeunesse.
Une jeunesse pour laquelle on a fermé les portes de la connaissance de l’histoire pendant des décennies, aussi bien à l’école que dans les instances culturelles et médiatiques. Évoquer les faits relatifs à certains héros de la révolution de novembre 54 équivalait à un certain moment, sous le parti unique, à un crime de lèse-majesté qui rendait son auteur passible de prison.
Les langues n’ont commencé à se délier à propos de l’assassinant d’Abane Ramdane qu’à partir des années 1990, lorsque le pluralisme politique et le pluralisme de la presse écrite ont été admis. Mais, c’était juste pour se retrouver, quelques années après, avec les attaques déloyales, animées par le mensonge et l’esprit de vengeance, décochées par ceux que nous considérions des personnalités politiques et qui ont de hautes responsabilités dans l’appareil de l’Etat, contre la personnalité de Abane. De ceux-là faisaient partie Benbella et Ali Kafi, qui voulaient souiller, un demi-siècle après, la mémoire du concepteur de la révolution. Concepteur, Abane le fut sur tous les plans: théorique, stratégique et tactique.
Il organisa la révolution, à travers le congrès de la Soummam, sur le plan géographique, administratif et militaire. Un congrès tenu dans un endroit, Ifri Ouzellaguène, à un jet de pierres des casernes françaises. D’ailleurs, l’information, trop tardive, de cette réunion de plusieurs jours des chefs de la révolution, une fois parvenue à l’État-major de l’armée française, a eu des conséquences désastreuses sur le moral des troupes et sur les relations dans la hiérarchie militaire. Un ami, très passionné de l’histoire de la guerre de Libération nationale, montre son grand étonnement du fait que, pendant la guerre, les Algériens ont pu tenir leur congrès au milieu des casernes françaises, et que, mai/juin 1962, deux mois après le cessez-le-feu, il ait fallu se déplacer à Tripoli pour tenir un autre congrès. Une des contradictions, suivie, un mois après, de la guerre des wilayas (été 1962) qui allaient installer pour longtemps un régime autocratique, était sans doute là.
Préparer la république démocratique et sociale
Avec Abane Ramdane comme véritable cheville ouvrière de la conception du congrès et de ses contenus pratiques et idéologiques, la guerre de Libération s’était donné les moyens organisationnels, les ressources humaines et la stratégie nécessaire pour démanteler le système colonial français et préparer le terrain à une république algérienne démocratique et sociale après le recouvrement de l’indépendance. Malheureusement, la révolution de novembre 1954 a dévoré beaucoup de ses enfants, et Abane Ramdane en fut un ; un de ces admirables et dignes fils de l’Algérie qui ont eu raison trop tôt, des hommes d’action, visionnaires sur les épaules desquels pèsent, tel un fatum, un devoir historique de faire renaître la patrie.
Après l’offensive d’août 1955, les soldats de l’ALN ont pu se déployer d’une manière plus large sur le territoire national. L’organisation issue du congrès de la Soummam leur assura plus d’efficacité. Abane Ramdane écrit dans le numéro 3 d’El Moudjahid (septembre 1956) : « Sur le plan militaire, les petits groupes de l’Armée de libération nationale, mal armés, isolés les uns des autres, ont non seulement tenu en échec les forces formidables du colonialisme français, mais fait tâche d’huile, à tel point qu’aujourd’hui, ils contrôlent tout le territoire national ».
S’adressant aux membres de la délégation extérieure- qui n’avaient pas pu prendre part au congrès, étant emprisonnés depuis octobre 1956 en France- Abane et Ben M’hidi leur écrivaient dans une lettre : « C’est une loi de l’histoire, vieille comme le monde, qui veut qu’on ne saurait valablement et efficacement diriger une révolution sans vivre au milieu de cette révolution. Ceux qui, quotidiennement, sont en contact avec l’ennemi d’une part, et le peuple et les combattants de l’autre, sont mieux à même de juger de la situation et d’agir en conséquence ».
Un fanal qui éclaire les luttes de la jeunesse actuelle
Après son assassinant en décembre 1957 au Maroc par ses frères d’armes, Abane- avec son nom, son esprit et son idéal- allait être balayé d’un revers de main. La suite des assassinats politiques et de l’écriture officielle de l’histoire, selon les desiderata du prince, confirmera cette tendance définitive pour l’effacement de la mémoire de la révolution chez la jeunesse algérienne.
Cependant, malgré les déconvenues et les moments d’infortune par lesquels passe actuellement la jeunesse algérienne, il est heureux de constater un désir d’appropriation des dates et moments historiques du pays par cette même jeunesse. Après qu’elles furent l’apanage systématique du parti unique pendant plus de trois décennies, ces dates-phares de l’histoire algérienne ont reçu la belle onction de la jeunesse, particulièrement en Kabylie où le combat libérateur a été rapidement suivi d’une opposition franche à la dictature, entreprise projetant ses acteurs sur les luttes clandestines et de multiples sacrifices qui se sont poursuivis pendant trois décennies.
Aujourd’hui, Abane demeure encore un symbole, un fanal qui éclaire les luttes de la jeunesse actuelle, dans un contexte d’adversité extrême où se côtoient la tentation révisionniste, le conservatisme religieux tant combattu par la révolution, l’aliénation orientaliste et la rente pétrolière. La force morale et l’intelligence permettant de faire face à ces éléments d’arriération qui se sont ligués contre la jeunesse algérienne se trouvent immanquablement dans le combat d’Abane Ramdane.
Amar Naït Messaoud