Destin d'émigré

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Le fait migratoire est vécu en tant que donnée "naturelle" dans la société algérienne. Il est inscrit dans la vie et le parcours des familles, particulièrement dans certaines régions, comme la Kabylie, où le phénomène remonte au moins au 19e siècle.

L’émigration intérieure, de la Kabylie vers le reste des villes algériennes, est partout visible, particulièrement à l’ouest du pays. Tiaret, Oran, Sidi Bellabès, Chlef, Saïda, Aïn Oussara et tant d’autres régions, abritent une communauté importante de Kabyles des Ouacifs et cela remonte au début du 20e siècle. La terre de montagne a montré ses limites face à une démographie qui s’accroissait d’année en année. Mouloud Mammeri a bien su rendre cette réalité sans doute mieux que les livres de géographie : « Choisir de vivre là c’est opter pour la difficulté pas une difficulté passagère, non, celle de tous les jours, depuis celui où vous ouvrez les yeux sur un monde hostile, aux horizons vite atteints, jusqu’à celui où vous les fermez pour la dernière fois. Il y a un pari d’héroïsme, de folie, ou de poésie doucement vaine à choisir cette vie. La montagne où je suis né est d’une splendide nudité. Elle est démunie de tout : une terre chétive, des pâtures mesurées, pas de voie de grands passages pour les denrées, pour les idées. Dans la montagne où je suis né il ne pousse que des hommes ; et les hommes, dès qu’ils sont en âge de se rendre compte, savent que s’ils attendent qu’une nature revêche les nourrisse, ils auront faim ; ils auront faim s’ils ne suppléent pas à l’indigence des ressources par la fertilité de l’esprit. La montagne chez nous accule les hommes à l’invention. Ils en sortent par milliers chaque année, ils vont partout dans le monde chercher un pain dur et vraiment quotidien, pour eux-mêmes et pour ceux (surtout pour celles) qu’ils ont laissés dans la montagne, près du foyer, à veiller sur la misère ancestrale ; vestales démunies mais fidèles. Quand la force de leurs bras décline, ils reviennent, ils quittent les pays opulents, ceux de la terre fertile et de la vie douce, pour revenir sur les crêtes altières dont les images ont taraudé leur cœur sevré toute la vie ». Sur le plan culturel, le thème de l’émigration revient tel un leitmotiv dans la chanson kabyle, depuis les anciens chants féminins, sans accompagnement musical, jusqu’aux textes d’Al Hasnaoui, Zerrouki Alloua, Cherif Kheddam, Aït Menguellet, etc. De même, dans la littérature de langue française écrite par des Kabyles, le thème de l’émigration n’a pas manqué d’être présent, à l’image de La Terre et le Sang, de Mouloud Feraoun.

Actuellement, des millions d’Algériens vivent sous d’autres cieux. Rien qu’en France, on estime que le nombre de personnes qui ont un lien direct avec l’Algérie est de 7 millions (immigrés ayant leur carte se séjour, binationaux, harkis,…).

Sur les listes électorales des consulats algériens en France, où sont consignés les noms de personnes majeures qui votent lors des scrutins organisés en Algérie, il est fait état de 850 000 votants.

De la recherche du pain à… la fuite des cerveaux

Le phénomène migratoire a évolué de façon radicale en Algérie, depuis les premiers contingents de jeunes qui ont franchi la mer, juste après la première guerre mondiale (1914-1918). Parmi les jeunes Algériens survivants, revenus du front, un grand nombre se mit à chercher du travail dans les villes françaises, principalement dans les houillères de l’Alsace-Loraine. Le phénomène devint rapidement « contagieux »; de nouvelles vagues se rendent directement de la Kabylie, des Babors, de l’Ouarsenis, vers la Métropole à la recherche d’un emploi. De vague en vague, la période d’entre-deux guerres (1918-1939) enregistra de milliers de jeunes Algériens installés dans plusieurs villes de France. La ville de Saint-Denis, banlieue du Nord de Paris, était appelée alors le « village kabyle » de France, tant la communauté kabyle y était fort présente. D’ailleurs, cela demeure vrai jusqu’à ce jour. Les jeunes partaient seuls, souvent célibataires, laissant leurs parents au pays. À ces derniers, ils envoyaient un pécule chaque quinze jour ou chaque mois. Le retour en vacances pouvait être chaque années pour certains, mais prenaient plusieurs années pour d’autres, faute d’argent. Certains jeunes s’oublient dans certains plaisirs ou jeux de société jusqu’à ne pas pouvoir se rendre chez eux dans le village pendant dix ans, quinze ans, voire plus. En kabyle, on l’appelle « amjah ». Plusieurs chansons traitant de l’émigration ont décrit ce « amjah » qui a « nié ses parents, oublié sa femme et ses enfants, y compris les jours de l’Aïd ». C’est peut-être trop facile de blâmer ce genre de personne, alors qu’on ignore les vraies raisons qui l’ont amené à se perdre de cette façon.

Il faut dire que les jeunes qui partaient pour subvenir aux besoins de leurs familles étaient pratiquement tous analphabètes. C’étaient des « indigènes » chômeurs que la petite propriété agricole de la montagne ou le petit troupeau ne pouvaient guère nourrir. Le besoin de main-d’œuvre dans les métiers du bâtiment et dans les usines françaises (automobile, sidérurgie, verrerie,…), après la fermeture progressive des houillères, a fait puissant un appel d’air aux jeunes Algériens pour se rendre en France. Leurs conditions de vie, une fois arrivés sur la terre d’accueil, sont des plus ardues. Entassés dans de petites chambres d’hôtels, souvent délabrés, on leur interdisait même de faire leur cuisine dans la chambre afin qu’ils deviennent des clients obligés du restaurant de l’hôtel. Souvent, après plusieurs années de travail très dur, particulièrement dans les hauts fourneaux, ils attrapent de graves maladies chroniques. Ce qui fait que, seulement quelques années après leur départ en retraite, ils meurent de la maladie contractée à l’usine. Après l’indépendance du pays, les choses n’ont pas beaucoup changé pour les émigrés sur le plan professionnel et social. De nouvelles vagues d’émigrés ont été enregistrées dans les années 60 et 70 du siècle dernier. Certains d’entre eux, une minorité se sont résolus à prendre leurs enfants, voire leurs femmes aussi, ce qui correspondait à la rupture d’un tabou. Après le début des années 1980, ce mouvement se renforça avec le manque de perspectives sociales et économiques en Algérie. Imperceptiblement, le profil de l’émigré commençait à changer. On passe de l’émigré célibataire, analphabète, sans qualification précise, à un nouveau candidat à l’émigration sorti de l’école algérienne. Le mouvement de l’installation en famille continue. On commence alors à parler timidement de la « fuite des cerveaux » lorsque des universitaires algériens s’installaient peu à peu dans l’ancienne Métropole. Si les ancien émigrés, retraités et devenus vieux, dépensent leur retraite en Algérie (ce qui donne à leur famille un pouvoir d’achat exceptionnellement élevé suite au taux de change euro/dinars), la plupart des nouveaux émigrés dépensent leurs euros dans le pays de résidence, la France. Deux conséquences à cela. D’abord, le niveau de vie de l’émigré demeure modeste, puisqu’il vit en France, dans un contexte de chômage chronique et de crise financière ayant affecté l’Europe depuis 2008. Ensuite, les anciennes dépenses fastueuses opérées en Algérie, avec construction de villas, achat de propriétés,… etc., vont connaître une réduction draconienne. Ce qui, d’ailleurs, dans quelques années, va entraîner une terrible croissance du chômage, particulièrement en Kabylie, si d’autres sources de revenues ne sont pas explorées.

Lorsque le mariage « garantit » les papiers

La nouvelle situation socioéconomique du pays, faite de démographie galopante, de baisse de niveau de formation et de qualification, de chômage généralisé et de sous-développement culturel, ont conduit les jeunes Algériens à se rendre clandestinement en Europe, après que le visa Schengen eut été établis pour les ressortissants algériens se rendant en Europe. La situation sécuritaire vécue par notre pays pendant la décennie 1990 a accentué le désir de « fuir » le pays. Fuir par n’importe quel moyen : par voie terrestre détournée, en passant par Dubaï ou l’Arabie Saoudite; par voie de la « haraga » sur mer, en louant sa place dans des barques de fortune mobilisées par des passeurs sans foi ni loi. Ceux qui ne meurent pas naufragés en mer peuvent avoir deux destins : ou bien arrêté par les services de sécurité du pays hôte. Il peut être reconduit dans le premier avion sur l’Algérie, ou détenu pendant des années avant qu’on décide de son sort. Comme il peut vivre clandestinement pendant plusieurs années. En faisant les petits boulots auxquels il n’est pas souvent préparé le nouvel émigré d’une instruction faible ou moyenne, cherchera à se stabiliser par le mariage avec une émigrée ou, parfois (chose plus rare), avec une Européenne. Il avait l’espoir que, passé ce cap, il sera installé dans la légalité et acquerra la sérénité. Cependant, aussi bien sur le plan culturel que sur le plan professionnel, il n’a pas les qualités requises pour vivre le bonheur dont il a tant rêvé. Même le mariage qu’il a contracté il risque à tout moment la rupture, puisqu’il a eu un mariage de raison, justifié par le désir d’obtenir des papiers de résidence. Souvent, le divorce survient. Il doit refaire sa vie. S’il est marié à une Française, l’harmonie est trop rare, même si les premières années peuvent être vécues de façon presque normale. Les échecs familiaux, surtout en terre étrangère, sont souvent à l’origine de comportements négatifs, de dérives sociales (consommation de drogue, alcoolisme, voire même suicide). Le résultat de tels comportements sont aujourd’hui perceptibles chez les parents de jeunes filles, qui deviennent de plus en plus méfiants des mariages de convenance, contractés juste pour raison de papiers.

Discrimination et méfiance

Sur un autre plan, le regard accusateur de l’autre, des Français de « souche », dont est victime l’émigré depuis plus d’un siècle, est toujours là. Il est empreint de racisme et délit de faciès. Le contexte politique du monde arabo-musulman, fait de guerres intestines, de terrorisme islamiste dépassant les frontières pour atterrir en Europe et en Amérique, n’a fait qu’aggraver ce regard accusateur. Ceux parmi les émigrés qui peuvent se situer au-dessus de cette condition, sont les universitaires qui ont réussi socialement et professionnellement. Alors, eux, ils sont l’objet d’un autre traitement discriminatoire, qui s’opère d’une façon insidieuse mais largement perceptible. C’est une forme de jalousie teintée de racisme que l’on ne peut pas déclarer publiquement, car la personne qui en est victime est un grand médecin, un chercheur universitaire, un capitaine d’industrie,… etc. L’émigré parti de chez lui avec les valeurs culturelles des parents et des ancêtres, voudrait bien les garder et les transmettre à ses enfants. Ce n’est pas toujours possible dans un milieu qui est tout à fait autre. Les valeurs, la langue et d’autres aspects auxquels tiennent les parents ne sont pas automatiquement appropriés ni intégrés par les enfants. D’où de profondes déchirures dans la cellule familiale, qui vont parfois jusqu’à son éclatement. Incontestablement, l’intégrisme islamiste qui a envahi depuis le début des années 2000 les pays d’Europe, a lourdement pesé sur l’image de l’émigré. Ce dernier est vu, sans distinction, comme un potentiel terroriste. De nouvelles méfiances et de nouvelles discriminations, à l’école, sur les lieux de travail, dans les lieux publics, ont vu le jour suite à ce climat de tension nourri par l’intégrisme et par la participation, directe ou indirecte, de la France à la lutte antiterroriste dans plusieurs pays touchés par ce phénomène.

Amar Naït Messaoud

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