La voix sublime des combattants algériens

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Il y a des voix qui vous arrachent les trippes, qui vous transportent vers les horizons insondables qui font jaillir de vos tréfonds les émotions les plus vives, qui portent plus loin que les armes sophistiquées, se plaisait à affirmer sommairement Ali Zaâmoum, à propos de la chanson engagée. Farid Ali en est un des plus beaux exemples.

De S. Aït Hamouda

Il a été de toutes les luttes justes. En Espagne, aux côtés des Républicains, la révolution dans son pays, à commencer par l’OS au PPA/MTLD ensuite au sein du FFS, ce qui lui valut la prison à Berrouaghia, puis le combat identitaire et pour finir l’ingratitude et la nuit de l’oubli qu’il reçut en récompense de sa patrie. C’est que Farid Ali ne connait pas la complaisance et les compromissions. Il était fait d’un bloc entier. Farid Ali, de son vrai nom Ali Khelifi, est né le 9 janvier 1919 à Ikhlefounen, dans la commune de Bounouh. Après de brèves études chez les Pères blancs, études couronnées par l’obtention d’un certificat d’études primaires (CEP), il quitta son village natal en 1935. Ali débarqua à Alger. Il exerça le métier de cordonnier à la rue Randon. Dans les années 1940, déjà il fréquentait assidûment les Ali Ioudareme, Ahmed Oummeri  » bandits d’honneur « , qui ne faisaient que se rebeller contre le joug français. Dès la fin des années 1940, il partit comme bon nombre d’Algériens à Paris. Là de café en café d’une rencontre à une autre, il fut envahi par des idées nationalistes, auxquelles il ouvrit son cœur. Encouragé par les différents chefs d’orchestre du moment, Mohamed El Kamal et Mohamed Al Jamoussi, et plus tard par le notoire Amraoui Missoum, Farid Ali, l’artiste engagé le chanteur à la voie cristalline, se consacra à la musique. En effet, il participa aux deux récitals organisés par Mohand-Saïd Yala à la salle Pleyel (Paris), en compagnie de Mohamed El Kamal, Allaoua Zerrouki, Mohamed Al Jamoussi et les frères cubains Baretto en 1949. Il était programmé pour un numéro de claquettes dont il était virtuose. Dans son café à Boulogne, il noua des amitiés avec tous les artistes qui venaient interpréter leur vie, chanter leur amour et crier leur nostalgie du pays natal. En 1951, à la suite d’un attentat contre un responsable de l’ORTF, une radio française, Farid Ali est soupçonné et accusé. Il est expulsé de France. De retour au pays, il séjourna tantôt dans son village natal (Bounouh-Boghni), tantôt à Alger où il activait au sein du PPA/MTLD et comme tout nationaliste, il était obligé de se déplacer sans cesse et même de se déguiser. Vivre dans la clandestinité pratiquement comme un pariât, il se devait de trouver un palliatif, une couverture, en un mot un blanc seing pour se soustraire aux filatures. À l’époque, une attestation de la Sacem (Société des auteurs, compositeurs, éditeurs et musiciens) était une carte administrative reconnue, mais son casier judiciaire n’étant pas vierge à la suite de ses démêlés avec la justice françaises, il fut obligé de demander à cheikh Nourredine de le parrainer pour bénéficier de cette fameuse carte. Elle lui ouvrira les portes de la radio d’Alger où il enregistrera plusieurs chansons avec Cheikh Nourredine, dont  » Z’har ulac, Miss el ghorba, Anda telidh… Refusant la sédentarité n’étant pas pantouflard pour un sou, toujours à la recherche d’un but imperceptible, il repartit en France vers 1954-1955. Le chanteur à la voix merveilleuse, l’artiste maquisard qui fera entendre la voix de l’Algérie opprimée, fut animateur en 1955 de la célèbre émission de l’ORTF d’où est sortie une pléiade de nos meilleurs artistes et chanteurs, tels que Missoum, Med El Kamal, Slimane Azem, Iguerbouchene, pour ne citer que les plus connus. Missoum et le réalisateur Abder Isker lui reconnaissant son côté paternel, son don inné de formateur, l’associent à leur émission Chanteurs amateurs avec la regrettée H’nifa. De cette émission, naissent Akli Yahiaten, Taleb Rabah, Oukil Amar et d’autres stars… Militant actif de la Fédération de France, il était activement recherché ce qui l’obligeait à se déplacer continuellement. En 1956, l’armée française l’arrêta à Bounouh. À la prison de Draâ El-Mizan, il vit toutes les couleurs de la torture. Libéré en 1957, il s’engagea dans la lutte libératrice. Entre 1957-1958, Radio-Paris produit quelques sketchs et pièces radiophoniques où Farid Ali tient différents rôles. Deux sketchs comiques et deux autres pièces de théâtre sont encore disponibles dans les archives sonores du fonds Radio-Paris. Les deux sketchs en question sont : « Kirdouch et le marchand de loterie », enregistré le 9 novembre 1957, et « Sin yeghyal dheg micro » (Deux nigauds au micro), enregistré le 15 décembre 1957. En été 1958, avec d’autres artistes algériens, Ali fit partie de la troupe artistique du FLN en tant qu’interprète. Il émit auprès de Mustapha Kateb et de Mustapha Sahnoun le vœu de chanter en kabyle, et avec leur approbation, il composa la nuit même la chanson que nous connaissons tous «A yemma aâzizen ur ttru» (O ! mère chérie ne te lamente pas), et le lendemain, l’a mis en musique. L’enregistrement eut lieu à Tunis, le refrain fut repris par tous les djounoud, et comme se plaisait à dire Farid Ali : « il venait d’enfanter la meilleure chanson du monde ».

A yemma sber ur ttru, in memoriam

Mustapha Sahnoun se souvient bien de l’histoire de ce titre : “Je composais durant la période 1958-1962, des chansons patriotiques pour des artistes militants de la troupe du Front de libération nationale. Un jour, j’étais exceptionnellement marqué par la visite du chanteur Farid Ali. Il était venu me demander si le chant kabyle n’était pas concerné par la Révolution et j’ai répondu que tous les Algériens avaient le droit de chanter pour la liberté du pays, sauf qu’il me fallait, un texte pour réaliser une composition. On s’est quittés à minuit et Farid Ali revint me voir à 6h du matin pour m’annoncer que l’écrit est prêt et qu’il lui donna « A yemma aâzizen » comme titre. Le texte a été légèrement arrangé par le poète Mohamed Bouzidi qui a préféré préserver la simplicité des paroles de Farid, car il n’avait pas besoin de mots poétiques pour s’adresser à ces mamans qui attendaient leurs fils, moudjahiddine, qui s’en sont retournés du « Djebel ». Le titre sera diffusé pendant tout le reste de la guerre d’Algérie sur les ondes de Radio-Tunis. La troupe entama une tournée à travers la Libye, la Chine, l’Egypte, le Maroc, la Yougoslavie… En Yougoslavie, en 1959, à la Maison Yougatov, le disque Chants d’Algérie d’hier fut enregistré avec reprise de tous les chants patriotiques célèbres dont « qassamen », trois chansons parmi lesquelles deux en kabyles «Ya hmama» en arabe furent interprétées par Farid Ali. Cet album de deux disques regroupait dix-sept chansons ; véritables mosaïques du patrimoine de chants de combat algérien. De nombreuses chansons de Farid Ali ont la même fibre patriotique. Elles interpellent ces âmes révoltées, mobilisent ces cœurs meurtris et incitent le peuple au soulèvement contre l’ordre colonial. Abrid ik-yehwan awi-t (Prends le chemin que tu veux !) est l’une des chansons les plus explicites quant au sens militant qu’il veut répandre et partager avec ses frères et son pays trop mutilé jusque-là. Vint l’indépendance, il rentra au pays où il enregistra quatre titres à la Maison Philips, continua sa tournée à travers le pays et prit en gérance un restaurant à la rue des Coqs qui se transformera en un relais d’artistes et combattants de la cause nationale. En 1964, à la suite de la crise politique de l’Algérie, il est l’hôte de la prison de Berrouaghia. Il est libéré en 1965. Il rentre au pays, puis pour des raisons de santé retourne en France en 1977, pour rentrer définitivement en 1978. Admis à l’hôpital de Boghni, le patriote et illustre Farid Ali rendra l’âme le 19 octobre 1981, à l’âge de 62 ans. Il est inhumé à Bounouh. Ce n’est que le 5 juillet 1987 qu’une distinction lui est décernée par le président Chadli Bendjedid. Avec un parcours plein d’événements, une vie riche et difficile à cerner, Farid Ali demeurera ce patriote révolutionnaire, cet illustre artiste et ce sujet de l’histoire que la mémoire collective retiendra et saura lui rendre ses lauriers un jour.

La reconnaissance due à un chanteur de combat et à un artiste multidimensionnel. L’association Tagmats de Lyon et les comités de village de la commune de Bounouh, daïra de Boghni, avaient inauguré samedi 17 novembre 2012 à Ikhelfounène (Bounouh), une stèle commémorative au niveau de la demeure du révolutionnaire Farid Ali, auteur de la célèbre chanson « A yemma azizen sver ur tsru » ou encore « Abrid ik-yehwan awi-t ». Cet artiste hors norme, révolutionnaire courageux faisait partie de la troupe artistique du FLN qui a sillonné le Monde dans le but de sensibiliser l’opinion internationale sur la révolution algérienne. Arezki Khlifi, fils du chanteur révolutionnaire Farid Ali, se dit épuisé après plusieurs années d’attente dans l’espoir d’arracher ce qui n’est que justice, en reconnaissance au sacrifice de son défunt père en tant que maquisard et chanteur révolutionnaire durant et après la guerre de libération. Depuis sa mort, à la suite d’une grave maladie en 1981 et même de son vivant, Farid Ali a été oublié. « Mon père n’a eu aucune récompense de ce qu’il a donné à sa nation durant la guerre de libération », témoigne son fils. La famille du défunt se trouve aujourd’hui sans aucune récompense morale ou matérielle. Son fils a fait savoir que la famille a même été dépossédée de la demeure sise à Bounouh. Le souvenir de leur père ne leur appartient plus, puisque la maison que Farid Ali a laissée dans le village de Bounouh a été récupérée comme bien de l’État dans les années soixante-dix, et a été vendue à un particulier. « Une confiscation sans justificatif », a accusé le fils de Farid. « On a quitté notre maison de Bounouh pour des raisons de guerre. J’ai tenté à plusieurs reprises de la récupérer, mais mes tentatives ont été vaines ». Et d’ajouter : « Je veux la récupérer pour en faire un monument historique de la région ». Farid Ali a été dans sa vie et même après sa mort un monument. Il a été chanté en kabyle, par bien de troupes à travers le monde. N’est ce pas là la meilleure récompense, d’être dans la mémoire des peuples.

S.A.H

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