Retracer l’histoire de la musique kabyle est incontestablement une tâche ardue. D’abord, il faut affronter la rareté des documents historiquement fiables, ensuite cette musique n’étant pas écrite, cela complique au demeurant sa perception rationnelle pour celui qui tente de cerner son origine.
Par S. Ait Hamouda
Le premier à en avoir parlé c’est Francisco Salvador-Daniel, un compositeur et ethnomusicologue français d’origine espagnole, né le 17 février 1831 à Bourges, mort le 24 mai 1871 à Paris. «Chez les Kabyles comme chez tous les peuples de l’Afrique, les deux seuls éléments de la musique sont la mélodie et le rythme. L’harmonie, la science des sons simultanée leur est complètement inconnue. Tandis que, d’après le système harmonique employé par tous les peuples (…), le chant se développe dans les deux seuls modes majeur et mineur. La mélodie orientale comporte une grande variété à l’emploi de douze modes parfaitement distincts les uns des autres, tant par la note qui sert de point de départ que par la position des intervalles dans l’ordre successif des tons et des demi-tons. D’ailleurs, les Kabyles, comme les Arabes, n’ont pas d’écriture musicale ; leurs chansons se transmettent à l’audition et il n’est pas rare de constater des différences sensibles dans la manière dont on chantera la même chanson chez deux tribus voisines. Les exécutants ont apporté dans l’interprétation du texte musical des enjolivements qui, en raison même du mérite du maellem, ont été considérés comme faisant corps avec le texte primitif. Il devient alors très difficile de retrouver la première formule au milieu des changements qu’elle a subis», dira-t-il. Il faut reconnaître, cependant, que la musique et la chanson berbère et kabyle en particulier, a connu dès les années 60-80 une dynamique fulgurante avec l’avènement de Iddir, Nouredine Chenoud, Meziane Rachid, Medjahed Hamid et les groupes Idheflawen, Agraw, Imesdourar etc. Par ailleurs, Jean Amrouche, préoccupé par la préservation du patrimoine vocal des kabyles, s’en remettra à sa mère Fadhma Ath Monsour Amrouche pour l’amener à retranscrire tout ce que sa mémoire prodigieuse, s’il en est, à sauvegarder. «Petite maman, tu es notre miracle secret. Car malgré tous les travaux qui usent l’âme et le corps, Dieu t’a accordé la grâce la plus rare : sous les rides et sous les cheveux blancs tu as gardé l’âme fraîche, et une réserve de joie comme une source sous les roches jaillit de tes yeux fatigués. Si quelque poésie et quelque sentiment de l’art nous portent, Marie-Louise et moi, c’est à toi que nous le devons. Tu nous as tout donné tu nous as transmis le message de notre terre et de nos morts. Mais ton œuvre n’est pas terminée, petite maman. Au moment où je commence à entrevoir ce sur quoi doit porter mon effort principal, je fais appel à toi. Il faut que tu rédiges tes souvenirs, sans choisir, au gré de ton humeur, et de l’inspiration. Ce sera un grand effort. Mais songe, ma petite maman, que tu ne dois pas laisser perdre ton enfance et l’expérience que tu as vécue en Kabylie. Un enseignement de grand prix peut s’en dégager. Et ce sera pour moi un dépôt sacré. Je t’en supplie, petite maman, prends en considération ma requête (…) Toute poésie est avant tout une voix, et celle-ci plus particulièrement elle est un appel qui retentit longuement dans la nuit et qui entraîne peu à peu l’esprit vers une source cachée, en ce point du désert de l’âme où, ayant tout perdu, du même coup on a tout retrouvé… Mais avant que j’eusse distingué dans ces chants la voix d’un peuple d’ombres et de vivants, la voix d’une terre et d’un ciel, ils étaient pour moi le mode d’expression singulier, la langue personnelle de ma mère. Je ne saurai pas dire le pouvoir d’ébranlement de sa voix, sa vertu d’incantation. Elle n’en a pas elle même conscience, et ses chants ne sont pas pour elle des œuvres d’art, mais des instruments spirituels dont elle fait usage, comme d’un métier à tisser la laine, d’un mortier, d’un moulin à blé ou d’un berceau. C’est une voix blanche et presque sans timbre, infiniment fragile et proche de la brisure. Elle est un peu chevrotante et chaque jour plus inclinée vers le silence, son tremblement s’accentue avec les années. Jamais rien n’éclate, pas le moindre accent, pas le moindre effort vers l’expression extérieure. En elle, tout est amorti et intériorisé. Elle chante à peine pour elle-même; elle chante surtout pour endormir et raviver une douleur d’autant plus douce qu’elle est sans remède, intimement unie au rythme des gorgées de mort qu’elle aspire. C’est la voix de ma mère, me direz-vous et il est naturel que j’en sois obsédé et qu’elle éveille en moi des échos assoupis de mon enfance, où les interminables semaines durant lesquelles nous nous heurtions quotidiennement à l’absence, à l’exil ou à la mort. C’est vrai. Mais il y a autre chose : sur les longues portées sans couleur de cette voix flotte une nostalgie infiniment lointaine, une lumière nocturne d’au-delà qui impose le sentiment d’une présence insaisissable et toute proche, la présence d’un pays intérieur dont la beauté ne se révèle que dans la mesure même où l’on sait qu’on l’a perdu…». C’est par ces mots que Jean El Mouhouv Amrouche décrit sa maman. En effet, en témoignant du fabuleux legs que sa mère leur à transmis à lui et à Taos, il nous offre un pan inestimable de ce que furent les chants berbère de Kabylie. Ils n’étaient pas les seuls dans cette quête vertigineuse des origines de ces chants d’où ils viennent et où ils vont. Iguerbouchene a, lui aussi, apporté sa touche au développement de la musique et du chant d’expression kabyle. «Attaché à son Algérie et à sa région, la Kabylie, il a également introduit des rythmes de son pays dans ses musiques, tel que ‘Danse berbère’, ‘Sérénité montagnarde’, ‘cimes’ et ‘Danse mauresque N4’», a souligné le Dr Ounnoughene, neurologue et non moins musicologue lors d’une conférence donnée à la Maison de la culture Mouloud Mammeri de Tizi-Ouzou, à l’occasion de la troisième édition du Concours de musique instrumentale classique organisé par l’association Mohamed Iguerbouchene en collaboration avec la direction de la culture. Toutes ces versions musicales et ces métissages dans l’œuvre d’Iguerbouchene offrent à l’auditeur, qui cherche de nouvelles émotions et sensations et esthétiques, une autre issue, une «alternative à la rengaine du chant redondant», a encore estimé le Dr. Ounnoughene, qui considère que ces combinaisons sont «un magma innovant et très intéressant à découvrir». Le Docteur Ounnoughene est aussi l’auteur d’une bibliographie fouillée, intitulée «Mohamed Iguerbouchene, une œuvre intemporelle». Autrement dit, le chant de Kabylie d’hier et d’aujourd’hui reste encore à découvrir, à défricher, pour savoir d’où il vient, quoi qu’il occupe désormais une bonne place dans l’universalité.
S.A.H

