Le devoir de mémoire

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La date qui a fini par être dénommée « Fête de la victoire », à savoir le 19 mars, correspondant au cessez-le-feu entre les djounoud de l’ALN et les militaires français, a été longtemps occultée par la culture officielle, faite de déni et de manipulation, jusqu’au début des années 1990. Les tenants du pouvoir politique, au lendemain de l’Indépendance, ne pouvaient logiquement laisser la grande symbolique de ce 19 mars- qui équivaut à la victoire, chèrement payée par le peuple algérien, sur le système colonial- imposer son repère et sa sémantique, du fait que la prise de pouvoir elle-même souffrait de légitimité. Ce fut plutôt un pouvoir de facto, loin de ceux qui ont imposé et signé les Accords d’Évian, accords en vertu desquels le cessez-le-feu fut proclamé en attendant le référendum du 3 juillet 1962. Une grande partie des acteurs d’Évian n’ont pas brillé dans les manuels scolaires algériens. Pire, le premier d’entre eux, le chef de la délégation algérienne, en la personne de Krim Belkacem, un nationaliste qui a pris le maquis en… 1947, a été liquidé physiquement. Son nom et son image ont été oblitérés de l’Algérie officielle. Ce n’est qu’à la faveur du pluralisme de 1989 que le personnage sera… réhabilité en même temps que d’autres figures du nationalisme algérien : Messali El Hadj, Ferhat Abbas,…etc. Il se trouve que les appréhensions qui taraudaient l’architecte de la Révolution de novembre, Abane Ramdane, lorsqu’il a tout fait pour faire adhérer les congressistes de la Soummam au principe de la primauté du civil sur le militaire et de l’intérieur sur l’extérieur, allaient avoir leur pleine expression quatre mois après le cessez-le-feu du 19 mars. Ce fut la grande discorde de l’été soixante-deux au bout de laquelle, contre toute attente, un clan, celui de l’État-major général (EMG), s’empara du pouvoir les armes à la main, au détriment de la légitimité civile incarnée par le Gouvernement provisoire. Face à la montée des périls qui menaçaient l’unité du pays, ce dernier refréna sa volonté de faire valoir la légitimité populaire. La suite, tout le monde la connaît: une assemblée constituante paralysée par l’hégémonie de l’Exécutif incarné par le président Ben Bella, des démissions en cascades (Aït Ahmed, Ferhat Abbas), arrestations et emprisonnement de révolutionnaires de première heure (Boudiaf), interdiction de toute activité politique en dehors du FLN (interdiction du Parti communiste algérien), répression en Kabylie après la création du FFS (400 morts), et d’autres dérives autoritaristes qui allaient scellaient le destin de l’Algérie pour une trentaine d’années. Le 19 mars a difficilement acquis sa place, qui demeure sans doute incomplète, dans le panthéon des fêtes nationales algériennes. Pourtant, le nom qui lui a été donné à savoir Fête de la victoire, n’est pas du tout usurpé. Il dit pour nous le triomphe de l’idéal de liberté sur la machine de répression et sur le système colonial imposé par une des plus prestigieuses puissances de l’Otan. La lutte militaire prit officiellement fin ce 19 mars. Ceux qui, opportunistes et tireurs au flanc, rallièrent les rangs de l’ALN à la veille de cette date, voyant venir l’acte final de la fin de la guerre, ont été affublés du peu honorable sobriquet  »moudjahidine du 19 mars ». Mostefa Lacheraf, un des otages de l’avion détournée par les Français le 22 octobre 1956 et un intellectuel de valeur, les appela les « tard-venus ». Trente ans après, ce  »grain de sable » dans la machine se fortifia par le dossier des faux moudjahidine, un dossier qui a éclaboussé l’Organisation nationale des moudjahidine à partir du début des années 1990 et qui n’a jamais bénéficié d’un examen sérieux et approfondi. Donc, le 19 mars, au même titre que le 1er novembre et le 5 juillet, rappelle toutes les dérives mercantiles et les dévoiements intéressés auxquels sont soumis les idéaux et le souvenir de la guerre de Libération nationale.

Donner de la lisibilité aux événements de l’Histoire

Paradoxalement, en ces temps de pluralisme politique et de liberté d’expression, y compris la liberté d’écrire l’histoire, le rattrapage et la correction de tir dont sont censées bénéficier des dates aussi significatives que le 19 mars, semblent apparemment aussi ardus et aussi  »indésirables » que sous le règne du parti unique. Une chape de plomb pèse toujours sur certains épisodes de la guerre et sur certains acteurs de premier plan. L’écriture de certains témoignages ou mémoires à laquelle se sont livrés des acteurs de la guerre au cours de ces dernières années n’a malheureusement pas toujours l’avantage de la  »lisibilité », de l’objectivité et du souci d’intelligibilité devant caractériser ce genre de travaux. Hormis certains textes, auxquels sont reconnues les valeurs de pédagogie et de fidélité aux faits de l’histoire, on plonge à peu près dans le même « méli-mélo » qui a affecté les événements eux-mêmes, avec, de surcroît, le nombrilisme et la culture de l’égo qui pervertissent mêle l’acte de témoigner. Pourtant, la jeunesse d’aujourd’hui, en manque de repères et happé par la culture de la « harga » et de l’immolation, est dans le plus pressant besoin, au même titre que d’avoir un poste de travail et un logement, de connaître et de s’approprier le 19 mars et tous les autres segments et dates de l’histoire récente ou ancienne du pays. Il n’y a pas d’autres  »recette » pour enraciner l’algérianité et l’authenticité dans un climat de patente adversité fait d’une hypothétique modernité où l’on nous sert des ersatz de technologie ludique, et fait également de courants idéologiques qui « plantent » leurs souvenirs dans un chimérique Orient. Pour ces courants- salafistes ou autres extrémistes du panarabisme, l’Algérie n’est qu’une portion, congrue ?, d’une utopique nation pour laquelle le 19 mars ne serait qu’un simple « accident » de l’histoire. Devant l’impatience des citoyens algériens de voir leur pays virer définitivement vers le bon cap, celui de l’émancipation et de la citoyenneté complètement assumée, honorant par là le combat des aînés et mettant fin à toutes formes de rente, aussi bien de légitimité historique que de l’or noir, les élites politiques et culturelles du pays sont sommées de renouer avec les valeurs et l’esprit de novembre et avec le contenu et le sens des dates ultérieures, comme le 19 mars, qui ont consacré l’algérianité inscrite en lettres de feu dans l’orbite de la modernité.

Amar Naït Messaoud

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